En juin dernier, j’étais conviée par Agnès Gayraud alias La Féline à participer à une création à la Maison de la Poésie autour de son album à venir, Vie future, qui mêle plusieurs thématiques : le futur anxiogène que nous voyons se dessiner, le deuil d’un proche et l’attente d’un enfant à naître, qui ont coïncidé dans le temps et se sont répondu en écho.
J’avais écrit pour cette création un court texte intitulé « J’ai rêvé du futur », destiné à être lu entre deux chansons. Il s’inspirait de trois morceaux de l’album en particulier : le single « Palmiers sauvages » qui évoque l’année 2034, « La Terre entière » qui dépeint le cauchemar d’un monde surpeuplé, et « Fusée » qui parle du vertige de filer dans l’immensité de l’espace.
Suite au concert, nous avions convenu avec Agnès que je publierais ce texte sur mon blog après la sortie de Vie future, de sorte que les gens puissent, s’ils le souhaitent, le lire en lien avec les chansons qui l’ont inspiré. Le voici donc. Vous pouvez lire sur Le Cargo ! tout le bien que je pense de ce magnifique album paru il y a quelques jours.
J’ai rêvé du futur
Quand j’avais quinze ans, je rêvais du futur. De cités tentaculaires et de tours gigantesques, de véhicules volants qui fendaient la nuit, de lumières électriques qui la perçaient comme des milliers de flammes. J’ai usé mes BD et mes cassettes vidéo à fantasmer devant ces mégalopoles aux recoins mystérieux, aux pyramides élégantes et aux écrans géants. Je connaissais par cœur ces histoires de privés taciturnes, d’androïdes rêvant de moutons électriques au son envoûtant des synthétiseurs. C’était étrange, c’était nouveau, c’était l’avenir et l’aventure. Toute la poésie du néon, du chrome et de l’acier, de merveilles promises à nous attendre, si loin de l’ennui et de la grisaille de nos mornes petites villes. Cette vie-là serait tellement plus grande, plus exaltante. Le monde serait à nous et il serait moderne, il serait neuf, transformé au-delà de notre imagination.
Quand j’avais quinze ans, nous avions un futur et il était immense. Des millénaires encore, des vies toujours plus longues, toujours plus loin : la science aurait réponse à tout, elle nous emmènerait conquérir d’innombrables planètes et rencontrer d’autres espèces. Jour après jour, l’avenir grandissait sous nos yeux. On vivrait deux cents ans, on serait immortels et la Terre avec nous.
Je me demande à quoi rêvent les gamins d’aujourd’hui, ceux dont l’avenir a rétréci. Est-ce qu’ils rêvent de prairies et de steppes enneigées, de champs à perte de vue, de plages et de forêts, de récifs de corail ? Moi, je n’en rêvais pas : ils étaient déjà là. À quoi bon en rêver ? Ils seraient toujours là.
Je rêvais d’un futur, et il est advenu. Sournoisement, il a glissé vers nous. Il était trop tard quand nous avons compris.
Aujourd’hui, j’ai quatre fois quinze ans et j’habite aux Enfers. Les cités sont immenses, les tours surpeuplées, les nuits surchauffées où l’on cherche en vain le sommeil dans le bruit incessant. J’ai fait mon deuil de l’herbe, du silence et des étoiles, de l’aventure et du voyage. Les murs de cette cité sont mon seul horizon. Les voitures ne volent toujours pas et le salut d’autres planètes nous est inaccessible.
Mais parfois le soir, à la fenêtre de ma tour, je regarde les lueurs des millions d’existences, l’éclat des néons qui peint la nuit de couleurs douces et dessine les contours de la ville, et une part de moi s’en émerveille encore. J’entends à mes oreilles le timbre des synthétiseurs d’hier qui me promettaient tant d’histoires. Alors je ferme les yeux, je m’ouvre à leur chant des sirènes et je me souviens du futur.
(Photo extraite de Blade Runner, mais vous l’aviez sans doute reconnue.)