Chaque fois que je passais par Murano ou par le quai nord au niveau de Fondamente Nove, mon regard était attiré par le cimetière San Michele. Ce n’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de contempler dans la vraie vie L’Île des Morts de Böcklin. La ressemblance est frappante : la couleur des murs qui entourent le cimetière, les arbres hauts qui en dépassent, et l’idée même d’un cimetière sur l’eau. Après être arrivée plusieurs fois sur place après l’heure de fermeture, j’ai réussi à y entrer le dernier jour. Je ne m’étais pas rendu compte qu’il devient difficile, passé un certain âge, de visiter un cimetière comme un simple lieu touristique. On y apporte ses propres fantômes, ses propres souvenirs, surtout lorsqu’ils sont tout récents. Il a fallu par-dessus le marché que j’y croise un enterrement, et que je tombe dès mon arrivée sur l’aile où sont enterrés les enfants, avec des rangées de photos de gamins en bas âge parfois assez récentes. Ça n’a pas été une visite paisible, mais c’est sans doute le plus beau cimetière où je sois jamais entrée. Le cœur est une sorte d’immense jardin où les tombes fleuries s’alignent à perte de vue. L’endroit m’a rappelé un passage du Rossignol d’Andersen, où le rossignol trompe la Mort en chantant « le cimetière où poussent les roses blanches, où le sureau embaume, où l’herbe fraîche est arrosée par les larmes des survivants. La Mort eut la nostalgie de son jardin et se dissipa comme un froid brouillard blanc par la fenêtre. »
J’ai été étonnée, déçue et franchement agacée par le nombre de touristes que j’ai vu entrer à San Michele appareil photo en main, alors qu’une pancarte affichée sur la porte l’interdisait clairement. L’un d’eux m’a demandé de le prendre en photo, j’ai refusé. Je ne suis pourtant pas la dernière à mitrailler en voyage, mais l’endroit appelle au recueillement et j’ai trouvé choquant de le voir traité comme un simple lieu touristique. Ne serait-ce que par respect, sinon pour les morts, au moins pour les vivants dont les proches sont enterrés là.