Parfois, l’univers semble conspirer pour vous pousser vers un auteur. Vous en entendez parler depuis des années, vous avez l’intention d’y jeter un œil plus tard, vous oubliez régulièrement. Et puis soudain, en l’espace de quelques semaines, le nom revient dans trois conversations différentes, et vous voilà ferré. D’Emmanuel Carrère, on m’avait surtout conseillé La Classe de neige, dévoré d’une traite le mois dernier, et L’Adversaire consacré à l’affaire Romand. J’ignore comment quelqu’un qui aurait déjà beaucoup lu sur le sujet recevrait la lecture de ce livre. Pour moi qui n’en connaissais que très vaguement les faits, ce fut l’équivalent d’un coup de poing à l’estomac.
L’histoire est parfaitement invraisemblable ; mais le pire, c’est qu’elle est vraie. En 1993, Jean-Claude Romand assassine son épouse, leurs deux enfants puis ses parents avant d’essayer en vain de se donner la mort. L’enquête révèle alors que sa vie tout entière n’était qu’une imposture. On le croyait chercheur à l’OMS, gagnant confortablement sa vie ; en réalité, il avait échoué à l’examen de la deuxième année de médecine, sans jamais l’avouer à personne. Il passera les dix-huit années suivantes à s’inventer de toutes pièces une vie, un personnage, un double idéal, devenus plus réels que sa véritable identité. Une fuite en avant qui se poursuivra jusqu’à ce que la peur d’être découvert le pousse au crime.
L’un des aspects les plus troublants de L’Adversaire, c’est le choix que fait Emmanuel Carrère d’adopter un regard subjectif, loin de s’en tenir simplement aux faits. Il ne s’en cache pas : l’histoire de Jean-Claude Romand le hante pour des raisons personnelles. Une question, en particulier, semble l’obséder : que pouvait-il se passer dans la tête de cet homme lors des heures qu’il passait seul sur des parkings ou dans les forêts du Jura, alors que tous le croyaient parti au travail ? Difficile de rester neutre face à cette histoire. Qui n’a jamais menti, ne serait-ce que par omission, pour ne pas perdre la face ? On ne comprend que trop bien les névroses ordinaires qui ont pu pousser Romand au premier mensonge. Ce qui terrifie, c’est l’ampleur du procédé et le moment où il devient un réflexe, un art de vivre, une identité même. Dès lors, le livre ne cesse de nous bousculer ; l’auteur ne sait lui-même quel point de vue adopter face à cette affaire, comme il s’en explique tout à la fin, et son trouble se transmet au lecteur. Qui est Jean-Claude Romand, en réalité ? Un pauvre type qui commence à mentir par lâcheté et ne sait plus comment s’en dépêtrer ? Ou un terrifiant cas psychiatrique : un homme qui s’est lui-même privé de toute identité et se soucie davantage, même une fois démasqué, de l’image qu’il donne aux autres que de l’ampleur de ses crimes ?
Un passage en particulier m’a bouleversée, lors de la reconstitution chronologique des meurtres. Romand a tué son épouse Florence la veille au soir. Ses enfants Antoine et Caroline se lèvent, il fait comme si de rien n’était, prépare leur petit déjeuner, regarde la télé avec eux. Il sait que ce sont les derniers instants qu’il passera avec eux avant de les tuer. Le moment venu, il fait en sorte qu’ils ne comprennent pas ce qui leur arrive. Le jour du procès, il craque en évoquant la mort de Caroline. On le sent alors réellement ébranlé par ce qu’il a fait. On éprouve un mélange d’horreur et de quelque chose qui ressemble presque à de la compassion. Mais le livre, un peu plus tard, détaille le portrait établi par les psychiatres en prison. Celui d’un « grand malade », d’un quasi-robot programmé pour ne donner aux autres que ce qu’ils attendent de lui, du moment qu’il ne baisse pas dans leur estime. Que penser alors de cette crise lors du procès ? Était-il sincèrement désolé ? Ou s’agissait-il encore du mensonge pathologique d’un homme devenu incapable d’éprouver des émotions sincères ?
L’Adversaire s’attarde aussi sur les autres : les proches, les amis, les survivants détruits par son mensonge. On ne peut que partager le désarroi de cet ami de longue date qui apprend que son meilleur ami lui a joué la comédie pendant vingt ans, et qui commence par refuser d’y croire. Comment admettre une vérité pareille ? Et comment, ensuite, continuer à vivre et réapprendre la confiance ?
On referme le livre complètement sonné, hanté par des images et des questions qui refusent de nous lâcher. Qu’est-ce qui serait le plus terrifiant, en fin de compte ? Que Romand nous ressemble tellement, ou qu’il nous soit à ce point étranger ? L’Adversaire ne tranche jamais. C’est ce qui lui donne une dimension réellement vertigineuse.