Une parenthèse avant d’entrer dans le vif du sujet : je croyais depuis quelque temps ne plus être capable de m’immerger dans un livre, ce qui désolait la lectrice boulimique que je suis depuis l’âge de mes premiers Martine. Après avoir dévoré coup sur coup La Classe de neige d’Emmanuel Carrère puis Kafka sur le rivage de Haruki Murakami, je commence à comprendre que ça ne s’applique en fait qu’aux livres de fantasy et de science-fiction – ce qui désole la lectrice de ces genres que je suis depuis mon premier Tolkien. Ça n’a rien à voir avec la qualité des livres, ni avec une lassitude liée à la pratique intensive des genres, d’autant que je prends toujours autant de plaisir à en traduire. Disons que le jeu consistant à se projeter ailleurs m’intéresse beaucoup moins ces temps-ci que celui consistant à se projeter dans la tête des autres pour voir ce qui s’y passe, et de quelle manière ils perçoivent et ressentent le monde. Ce qu’on peut aussi trouver dans la littérature de genre, mais pas avec le même langage, et je n’ai pas spécialement d’arguments pour appuyer ce qui n’est encore qu’un vague ressenti.
Kafka sur le rivage, donc. Ou les trajectoires croisées de Kafka Tamura, ado de quinze ans qui fuit le toit familial pour échapper à une terrible prédiction formulée par son père ; de Nakata, simple d’esprit qui parle aux chats et s’embarque dans une étrange mission dont il ignore tout lui-même ; d’Oshima, bibliothécaire de sexe indéterminé qui recueille Kafka ; et de Mlle Saeki, propriétaire de la bibliothèque, dont la vie s’est arrêtée à vingt-et-un ans suite à une perte insurmontable. Un étrange roman où il pleut des poissons, où l’on tombe amoureux des ombres du passé, où les rêves des uns deviennent la réalité des autres, où la frontière du réalisme et de l’onirique n’est jamais bien définie. Malgré tous ces éléments, je n’arrive pas à considérer ce roman comme un ouvrage de genre, tout comme j’avais du mal à voir La Route de Cormac McCarthy comme un roman de SF. Question d’approche et de distance, sans doute : le surnaturel est ici presque accessoire. Les histoires qui s’entremêlent dans ce roman sont aussi banales qu’elles sont extraordinaires, et c’est ce qui fait leur force.
Je repensais en cours de lecture au reproche que certains amateurs de genres font parfois à la littérature générale, soupçonnée de raconter des histoires banales – et si c’était justement ce qu’on y recherche ? Un regard peu ordinaire porté sur le monde ordinaire, qui nous en apprenne juste un peu plus sur toutes ces choses « banales » que sont la vie, la mort, l’amour ou encore l’insondable mystère des relations humaines ? Si je devais rapprocher Kafka sur le rivage d’une autre lecture récente, ce serait curieusement Mrs Dalloway. Je sais être en partie passée à côté du roman complexe de Virginia Woolf, mais je me souviens d’y avoir cueilli au vol des phrases qui étaient autant de fulgurances, quand les états d’âme de ses personnages touchaient à quelque chose d’universel. Ces moments tellement précieux dans une vie de lecteur où l’on se dit « J’ai déjà vécu ça, c’est exactement ça ». Comme le disait Moebius dans un documentaire sur Hayao Miyazaki (je cite de mémoire) : « Le génie, c’est de décrire quelque chose qui a toujours été là, mais que personne n’avait jamais vu. » C’est peut-être cette phrase, finalement, qui décrit le mieux la rencontre qui se produit avec la prose de Murakami.
Qu’est-ce que Kafka sur le rivage, en fin de compte ? Un roman sur la profonde solitude des êtres humains, et tous ces vides impossibles à combler ; sur l’étincelle qu’on ranime parfois dans la vie des autres, et qui est à elle seule une raison d’avancer ; un magnifique poème onirique qui fait vibrer quelque chose d’enfoui profondément en vous ; un roman d’une absolue légèreté, d’une absolue gravité et d’une intense mélancolie. Un livre, enfin, qu’on referme au bord des larmes sans bien savoir pourquoi, avec la seule certitude d’avoir fait une rencontre importante. Le roman est à l’image de la chanson du même titre citée dans le roman, composée par Mlle Saeki avant le drame : une suite d’images obscures reliées par une logique secrète, qui semble s’adresser directement à vous sans que vous ayez les mots pour le décrire.
Et c’est beau, tout simplement.