J’ai toujours été fascinée par les biographies de musiciens, et plus encore par leurs autobiographies. Il y a toujours quelque chose d’émouvant à retrouver une voix familière et à la laisser nous raconter son histoire à sa façon, sans la neutralité et l’exhaustivité des biographes officiels. Ce qui fait la force de Just Kids de Patti Smith, c’est aussi l’angle adopté. Il ne s’agit pas tant d’un récit de sa vie que d’un portrait, celui du photographe Robert Mapplethorpe et du lien particulier qui les a unis pendant vingt ans.
Ce qui frappe ici, c’est le refus de livrer une autobiographie classique. Les souvenirs d’enfance ne sont livrés qu’en prologue, peut-être essentiellement pour poser le contexte qui la conduit à tout quitter pour s’installer à New York à la fin de l’adolescence. L’ascension au succès n’est évoquée que par ellipses, avec une humilité surprenante : quelques pages sont consacrées à l’enregistrement du mythique Horses, et le succès de Because the night n’est mentionné qu’en passant. Si elle s’attarde, dans la dernière partie, sur la genèse de Dream of life, c’est surtout pour évoquer les retrouvailles avec un Robert Mapplethorpe en train de mourir du Sida, alors qu’elle-même est enceinte de sa fille Jesse.
Ce que raconte Patti Smith dans ce livre, c’est l’histoire d’un couple et d’une amitié qui se prolonge bien au-delà de la rupture, celle de deux jeunes gens qu’on voit évoluer en tant que personnes et artistes, et qui croient en l’art comme en une religion. Il y a une forme d’arrogance dans cette manière de s’autoproclamer artistes comme on décide d’un mode de vie, de faire passer l’intention avant le geste accompli – on n’est pas artiste parce qu’on crée, mais parce qu’on le décide et parce qu’on l’affiche. Mais il y a en même temps une incroyable naïveté dans la démarche qui les rend attachants. Ça n’a rien d’étonnant quand on connaît un peu l’œuvre et le personnage de Patti Smith. Mais voir une femme devenue une icône du rock évoquer sa fascination quasi enfantine pour Rimbaud ou les acteurs français, ou raconter son pèlerinage sur la tombe de Jim Morrison peu après sa mort, a quelque chose de touchant. (Cette fascination pour Rimbaud aura au moins donné Easter, une de ses plus belles chansons, qui a la force et la pureté d’un chant religieux.) J’ignorais d’ailleurs qu’elle était arrivée dans le rock un peu par accident, en cherchant simplement à donner vie à ses poèmes lors de lectures qui ont pris des allures de concert.
En même temps que l’histoire de ces deux jeunes gens qui cherchent leur place à New York et dans le monde de l’art, Just Kids brosse le portrait d’une époque. On croise Jimi Hendrix ou Janis Joplin peu avant leur mort, on assiste à la désillusion de la fin des années 60, à l’arrivée des années 70 qui seront, selon Robert et Patti, « leur décennie à eux » comme la promesse d’un âge nouveau. On passe des hôtels les plus sordides de la ville au bouillonnement créatif du Chelsea Hotel dont Patti Smith décrit la faune bigarrée. C’est l’époque d’Andy Warhol et de la Factory, dont les protagonistes traversent le livre en arrière-plan. On voit Robert Mapplethorpe lutter contre ses démons, découvrir puis assumer son homosexualité alors qu’ils sont encore en couple, en faire un élément central de son art puis de ses photos. On devine en filigrane, dans la toute dernière partie, le spectre du Sida qui finira par l’emporter. Et tout au long du livre, on est frappé par ce lien qui les unit envers et contre tout – « Personne ne voit le monde comme nous », répète Robert à Patti aux débuts de leur couple.
L’histoire est touchante, la voix qui la raconte est belle et posée, comme toujours, avec ce mélange déroutant de sagesse et de naïveté qu’on connaît si bien par sa musique. L’iconographie est rare et bien choisie, ponctuant le récit d’instantanés d’une époque révolue. Et ce que Patti Smith laisse transparaître d’elle-même entre les lignes est beau et touchant, rappelant qu’elle est de ces artistes qui ont le don de vous réconcilier avec la vie, avec le monde, parfois avec vous-même. Just Kids est un livre précieux qu’on quitte avec regret.