Quand mes parents ont lancé l’idée d’une balade en Belgique, à choisir entre Bruges et Gand, je n’ai pas hésité longtemps. D’abord parce que je n’étais jamais allée à Gand, contrairement à Bruges que j’ai déjà visitée plusieurs fois (j’étais même allée y voir un concert de John Parish dans un cinéma en 1999 – longue histoire). Ensuite parce que j’avais une certaine curiosité par rapport à cette ville, qui tient moins à la ville elle-même qu’à un livre dont elle est pour moi indissociable. Je n’espérais pas réellement tomber sur la rue où Jean Ray situe l’action de Malpertuis (je ne sais même pas si cette « rue du Vieux-Chantier » existe) mais j’y pensais forcément. Evidemment, comme on s’en est tenus aux coins les plus touristiques (le quai aux Herbes, la cathédrale Saint-Bavon où est exposé L’agneau mystique de Van Eyck), je n’ai rien vu qui ressemble aux « vieilles rues pleines d’un hautain ennui, rebelles à tous les efforts tentés pour les animer de lumière et de mouvement » décrites par Jean Ray. Pas plus que je n’ai croisé de maison qui paraisse, comme Malpertuis, « [suer] la morgue de ceux qui l’habitent et la terreur de ceux qui la frôlent« . Mais c’était amusant de me dire que la maison où se déchirent les héritiers de l’oncle Cassave était là, quelque part, dans cette ville.
En feuilletant le roman pendant le trajet en voiture, je me suis de nouveau retrouvée happée par l’un de mes chapitres préférés, celui où Jean Ray présente les lieux, les personnages et pose la situation de départ : la visite familiale à l’oncle Cassave en train d’agoniser et la lecture de son testament. C’est presque un modèle de chapitre d’ouverture de roman fantastique : l’ambiance y est mise en place avec un sens du détail qui fait mouche, les personnages aux noms étranges sont tous plus vivants les uns que les autres, entre le vieil oncle mourant qui tire les ficelles, Charles Dideloo, le petit fonctionnaire grotesque, Nancy, la soeur sexy du narrateur qui ne s’en laisse pas conter, la sublime cousine Euryale aux cheveux flamboyants et aux yeux verts toujours baissés, les trois soeurs Cormélon aux allures de vieilles pies… L’ambiance pesante et glaciale de cette vieille maison flamande est quasiment palpable, et on croirait presque y sentir l’odeur des gaufres que prépare la vieille bonne Elodie dans ce premier chapitre (« et le fin parfum du beurre additionné de sucre et de cannelle« ). Je ne sais pas pourquoi cette image des gaufres m’a marquée, si ce n’est que j’y associe une phrase qui m’est restée longtemps après lecture du roman : « Nancy fait sa froufroutante apparition dans la cuisine ; elle n’aime pas les gaufres et leur préfère les crêpes qu’elle déchire de ses cruelles dents blanches comme des morceaux de peau brûlante« . Et puis, au milieu de cette abdondance de détails qui donnent substance et atmosphère à la maison, Jean Ray introduit de manière subtile les premiers éléments d’étrangeté.
Je pourrais parcourir sans fin ce livre à la recherche de passages où chaque phrase frôle la perfection et les relire à haute voix pour le plaisir. Ou me replonger dans les moments forts du roman dont certains m’ont laissé une impression tenace, comme l’image de Mathias Krook qu’on retrouve mort avec la tête clouée au mur et qui continue à chanter le Cantique des cantiques. Ou cette autre image, l’une des plus belles du roman : Lampernisse, l’homme de la boutique de couleurs, qui livre un combat dérisoire et sans fin contre l’ombre qui éteint les lampes qu’il passe son temps à rallumer. Personnage grotesque et tragique à la fois, que les autres prennent pour un fou mais qui est le seul occupant de Malpertuis à faire preuve de lucidité. Le seul à comprendre parfois leur nature à tous. Et quand le lecteur comprend à son tour ce dont Lampernisse se souvenait parfois, l’image devient vertigineuse. J’ai tenté de lire d’autres livres de Jean Ray, des recueils de nouvelles, sans vraiment accrocher ; mais Malpertuis reste l’un des romans fantastiques les plus forts et les plus fascinants que je connaisse.
Tout à l’heure à Gand, je n’ai pas vu Malpertuis, mais j’ai quand même trouvé un signe. Sur le toit d’un bâtiment, une statue de Poséïdon. Ceux qui connaissent Malpertuis et l’usage qu’y fait Jean Ray de la mythologie grecque comprendront l’allusion. Poséïdon ne figure pas dans le roman – mais il aurait très bien pu.