J’en ai tellement rêvé que je l’appréhendais. L’envie est née il y a longtemps, vers mes seize ans, ma période cinéphile entre toutes. C’est devant les films de Woody Allen que j’ai commencé à prêter à New York une identité particulière, distincte des autres villes américaines qui n’étaient encore qu’un fantasme adolescent confus. Pour moi qui habitais alors loin des grandes villes, avec l’impression de vivre loin de tout et des activités culturelles en particulier, elle a pris l’allure d’un rêve inaccessible. Un endroit où les personnages de ces films fréquentaient des cinémas d’art et d’essai ou goûtaient dans des salons de thé russes, une ville à l’identité forte et tellement belle (et pas qu’en noir et blanc sur fond de Gershwin). Paris, quand j’y suis arrivée quelques années plus tard, s’est confondue dans mon esprit avec cette vision d’un endroit riche de possibles et d’occasions, et mon histoire d’amour avec ma propre capitale, encore si chère à mon cœur au bout de vingt ans, est sans doute née de là. Mais New York restait un but inaccessible, la ville que je m’étais juré de visiter un jour en croyant que ce jour-là ne viendrait jamais.
Les années ont passé. J’ai voyagé, un peu, jamais beaucoup. J’ai traversé l’Atlantique pour rejoindre en vacances une amie qui s’est mariée là-bas, j’ai vu Houston, La Nouvelle-Orléans, visité un peu le Texas. Tous les autres allaient à New York, s’ils partaient aux États-Unis, mais je ne faisais qu’en rêver. Et puis j’ai eu quarante ans et reçu un cadeau. Parce que ma sœur savait à quel point je désirais ce voyage, parce que la famille et les amis ont eu la générosité de jouer le jeu, et puis mai 2017 est enfin arrivé.
J’ai commencé ce compte-rendu dans ma chambre d’hôtel pour le terminer en plein jetlag quelques heures après mon retour. Entre deux, la forme de mes souvenirs a déjà commencé à changer. Les moins agréables commencent à s’estomper (parce qu’il y en a toujours, quoiqu’on cherche à se convaincre du contraire – ici, des moments d’épuisement que je n’avais pas anticipés et qui ont un peu gâché certaines expériences). Les autres gagnent déjà une patine nostalgique un peu irréelle.
L’ensemble forme une mosaïque d’instants et de détails sans cesse différents, impossibles à retranscrire dans sa globalité. Il y a eu de purs moments de grâce et des moments de douleur sourde posée comme une barrière. Des moments d’introspection et des moments partagés en famille ou entre amis. Des passages attendus et des surprises au coin des rues. Des souvenirs qui remontaient de très loin et d’autres que je créais sur l’instant. Des moments intimistes et des visions grandioses. Du descriptible et de l’insaisissable. Non pas une expérience d’un bloc, mais une somme hétéroclite de petits instants impossibles à embrasser d’un regard.
J’ai pris le pli de noter, chaque soir, les grandes et petites étapes de la journée pour ne rien oublier. J’ai noté les monuments, les coins de rue, les chansons ressurgies sans prévenir, les cartes postales et les repas, les bouffées d’émotion, les essayages au fond d’une boutique en bord de mer, les pauses nocturnes dans des parcs animés, les pensées qui m’ont traversée et que je voudrais garder. Les moments où la ville est devenue mienne et ceux où une barrière s’est interposée. Ces moments-là aussi font partie de l’expérience, les instants de fatigue ou de malaise, les hésitations, la tristesse de les voir gâcher des minutes et des heures qui ne devraient être que précieuses, parce qu’elles sont comptées. Un voyage, pour être complet, ne saurait en faire abstraction. On en sourit, plus tard, on finit par chérir ces souvenirs-là aussi.
Je n’ai pas été heureuse constamment dans ces rues, mais je l’ai été assez pour m’en souvenir longtemps. Surtout, j’ai confronté un rêve adolescent à la réalité d’une ville ; et c’est la ville qui a gagné, dans toute sa dimension imprévisible. Elle a gagné parce qu’elle ne ressemblait en rien aux images façonnées pendant toutes ces années, ou si peu, et c’est le plus beau dans cette histoire. Elle n’est pas qu’un fantasme ; j’y ai vécu onze jours, et je l’ai regardée vivre autour de moi.
Tout le monde m’avait répété que visiter New York donnait l’impression de se balader dans un décor de film tant le cinéma nous a rendus les lieux familiers. Je n’ai curieusement presque jamais eu cette impression. Tout au plus la découverte du métro m’a-t-elle immédiatement rappelé celui du jeu Silent Hill : The Room (pendant ces onze jours, j’allais m’y perdre presque autant). Les détails sont familiers, pris un par un : la forme de tel building, le clinquant des néons, l’omniprésence de ces escaliers métalliques à l’extérieur des bâtiments. Mais rien ne nous prépare à la façon dont ils sont disposés dans l’espace. Les rues sont beaucoup plus vastes que je ne m’y attendais, les arbres beaucoup plus présents. C’est ce qui me frappe toujours en premier dans les villes américaines, l’espace et la façon dont il modifie notre vision du lieu. J’avais imaginé New York avec des représentations européennes sans grand rapport avec ce que j’ai trouvé sur place.
Il faut dire que mon premier aperçu fut le quartier de Chelsea, plutôt que Times Square ou le Brooklyn Bridge qui ont ancré certaines images dans nos esprits. Chelsea aux bâtiments plus bas, aux couleurs de brique douce, à l’ambiance paisible. C’est là que j’ai vécu onze jours, à deux pas du Chelsea Hotel à l’histoire glorieuse et sordide à la fois, associé pour moi à Patti Smith qui y vécut avec Robert Mapplethorpe (elle en parle dans son magnifique livre Just Kids), pour d’autres à la chanson de Leonard Cohen ou au meurtre de Nancy Spungen par Sid Vicious. L’ironie veut qu’il soit vite devenu pour moi un lieu familier parmi d’autres, un repère devant lequel je passais trois fois par jour. C’est l’un des aspects que j’aime le plus dans les voyages, ce moment où un quartier devient le nôtre pour la durée du séjour. On y prend ses habitudes, on repère l’épicerie ou le drugstore qui nous dépannera souvent, on se promet de tester telle boutique ou tel restaurant, on ne le fait pas toujours.
J’ai habité onze jours un bout de la 23ème Rue, entre la 9ème Avenue et la 5ème. J’ai beaucoup fréquenté un deli ouvert toute la nuit près de mon hôtel, j’y ai pris des petits déjeuners, fait la monnaie pour la lessive, rédigé des cartes postales tard le soir. Mon territoire s’arrêtait au Flatiron Building et au coin de verdure paisible du Madison Square Park où j’ai mangé un soir sur des tables en plein air. Le premier soir, un peu sonnée par le jetlag, je me suis émerveillée de découvrir ce New York-là, qui ne ressemblait à rien de ce que j’avais projeté. J’ai dîné dans un deli avec ma sœur arrivée le jour même de Bruxelles, et c’était émouvant de nous trouver enfin là toutes les deux, avec la personne qui connaît le mieux mon rapport aux États-Unis parce qu’elle partage le même, parce qu’on en a rêvé ensemble adolescentes, une image naïve façonnée par les films et les clips, parce qu’on s’est rejointes adultes dans la réalité de ce pays, dans cette ville désirée entre toutes. C’est pour la même raison, je crois, qu’on a tenu à traverser ensemble le Brooklyn Bridge à pied, quelques jours plus tard, éblouies par la vue grandiose de Manhattan au bord de l’océan qui a fait émerger ces images adolescentes et les a, le temps de la marche, rendues un peu plus réelles.
Dans sa chanson « Hey Manhattan », Paddy McAloon de Prefab Sprout capture très justement l’impression qui nous habite à la veille de découvrir New York quand on vient de loin : l’écart entre fantasme et réalité, la force des symboles dont on pare la ville – il s’y décrit remontant la 5ème Avenue pour le simple plaisir de penser que Sinatra l’a foulée lui aussi. Visiter New York, c’est naviguer constamment entre l’envie de voir tel lieu, associé pour nous à tel symbole, et celle de se laisser surprendre par ce que nous offre la réalité de la ville. Je ne prétendrai pas avoir échappé à cette naïveté-là ; si je suis entrée prendre le café chez Tom’s Restaurant, non loin de Central Park, c’est pour voir de mes propres yeux le lieu décrit par Suzanne Vega dans « Tom’s Diner ». L’expérience n’a pas été inoubliable dans ce café bruyant et bondé, un jour où la fatigue commençait à me rattraper. Mais la chanson est assez visuelle pour que les images se soient imposées d’elles-mêmes : j’ai vu précisément ce coin près de la vitre où la narratrice observe le monde en attendant qu’on lui serve son café. J’étais assise au même comptoir. En chemin, j’ai vu la cathédrale dont elle entend sonner les cloches dans le dernier couplet.
Ce ne sont pas des images de films qui me revenaient, ou si peu, mais plutôt des paroles de chansons à tous les coins de rue. Mon cerveau s’était transformé en radio qui m’en recrachait sans cesse des bribes. En allant voir un concert sur Ludlow Street le deuxième soir, j’ai été très émue de découvrir la rue dont parle Suzanne Vega, encore, dans sa très belle chanson du même titre, consacrée à la mort de son frère et à la nostalgie des lieux qu’ils fréquentaient dans leur jeunesse. Visitant Bleecker Street dans Greenwich Village, je suis passée devant la boutique d’une voyante en me demandant si c’était celle qu’évoque Joni Mitchell dans « Song For Sharon » que j’écoutais un peu plus tôt (« There’s a gypsy down on Bleecker Street/I went in to see her as a kind of joke/She lit a candle for my love luck/And eighteen bucks went up in smoke. ») Un peu plus tard, je tombais par hasard sur l’ancien emplacement du CBGB’s, mythique salle de concert, et j’écoutais Patti Smith dans un café qui lui fait face, étonnamment émue de faire coïncider cette musique et les lieux qui l’ont accueillie.
Un matin de jetlag et d’anxiété dans l’attente du résultat des élections, j’ai traversé Times Square en écoutant la chanson de Marianne Faithfull, qui a pris dans ce lieu irréel un relief plus grand que jamais : c’est d’addiction à la drogue que parle la chanson, mais jamais elle n’avait résonné à ce point, dans ce qu’elle dit de décalage et de solitude, de contraste entre ce qu’on éprouve en son for intérieur et l’agitation insensée de ce lieu aux écrans hystériques et aux couleurs criardes. Ce jour-là, l’espace d’un instant, cette chanson était la mienne. Elle devait revenir m’habiter régulièrement au cours du séjour. Et je me suis étonnée qu’une chanson porteuse d’un tel mal-être puisse rester associée à un moment de perfection euphorisante, un moment où mon propre malaise passager devenait un futur souvenir marquant, une histoire à raconter.
J’ai vu deux concerts pendant mon séjour à New York. Dans Ludlow Street, j’ai rejoint Claire, Skye et Gaëlle, les membres du groupe Sirius Plan que je connais de Paris et qui s’y produisait chez Piano’s. Le lendemain, je les retrouvais totalement par hasard dans un coin de Central Park. Et puis le soir de ce dimanche irréel où tout le monde me félicitait pour le résultat des élections françaises (jusqu’au vendeur du Dunkin Donuts qui m’a lancé un « Vive Macron » en français dans le texte), je me suis rendue dans un bar de Brooklyn pour y voir Eszter Balint, dont j’avais raté en 1999 l’unique concert français, dans le cadre des « Femmes s’en mêlent », alors que j’écoutais en boucle son premier album Flicker. Très émue de la voir prendre un visage et une voix parlée, d’échanger brièvement avec elle pour lui dire mon plaisir de la voir enfin jouer. Le bar s’appelle Barbès, d’après le boulevard parisien, et j’y ai assisté, dans l’ambiance intimiste d’une salle minuscule, à la création de nouveaux morceaux encore jamais joués en public. Un contraste saisissant avec le reste de la journée passée dans les décors imposants de Central Park et de Times Square.
Embrasser ce voyage d’un seul coup d’œil m’est impossible : tout n’est qu’une mosaïque d’instants, un collage de vignettes, de lieux tous différents. Rien ne m’avait préparée à la variété d’ambiances que New York vous balance constamment au visage. On peut se balader un matin sur la High Line, cette promenade plantée aménagée sur d’anciens rails, admirer la vue paisible, faire une course au Chelsea Market encore à peu près vide, et recevoir l’après-midi comme une gifle la vision imposante de la ligne des toits de Manhattan depuis le Brooklyn Bridge. Tout n’est que contrastes, tout n’est qu’une suite de moments.
Je me suis perdue dans le métro, dans Chelsea, dans les rayons de Macy’s, dans Central Park en cherchant Strawberry Fields ; j’ai perdu ma montre quelque part au milieu de l’herbe. J’ai mangé un onigiri à Chinatown, des cannoli à Little Italy, des latkes en face du Flatiron, une tourte au chili végétarien dans le food court du Chelsea Market, un cookie peanut butter/jelly à tomber par terre dans un joli café de Brooklyn, partagé une pizza avec les membres de Sirius Plan après leur concert. J’ai voyagé avec ma sœur Elodie et ma belle-sœur Tanya, avec mes amis Hélène et Tim de Houston qui m’ont rejointe vers la fin, je me suis baladée seule par choix et par envie, j’ai vu une pièce au Pearl Theatre avec les écrivaines Ellen Kushner, Delia Sherman et leur amie Liz Duffy Adams en parlant de leur prochain voyage à Paris, où j’ai connu Ellen et Delia il y a neuf ans. J’ai acheté un débardeur à Williamsburg, un T-shirt à Coney Island, des sandales et du thé à Greenwich Village, un pendentif en forme de crâne d’oiseau au Chelsea Market, un maneki neko à Chinatown, un feutre à tatouages dans un musée.
J’ai pris en photo la plage déserte de Coney Island et le coin de Lafayette Street où a vécu David Bowie. J’ai calculé le décalage horaire pour écrire à des gens, envoyé des photos du bord de mer à une amie alors que je m’y trouvais encore, traduit un e-mail dans ma chambre d’hôtel pour une autre avant le petit déjeuner. J’ai rédigé une carte postale pour chacune des personnes qui ont permis ce voyage. J’ai dîné de chips et de cookies dans ma chambre d’hôtel le jour où mon corps s’est mis en grève. J’ai vu des toiles de Hopper au Whitney Museum et de Frida Kahlo au MoMA (et beaucoup trop d’impressionnistes à mon goût), des croquis préparatoires du Silence des agneaux au Museum of the Moving Image, un graffiti de M. Chat au bord de la High Line, des gens qui jonglaient à la nuit tombée près de l’arc de triomphe de Washington Square Park. J’ai aperçu l’Empire State Building sans le reconnaître et la Statue de la Liberté depuis le terminal de ferry de Battery Park. J’ai adoré emprunter de nuit la 7ème Avenue colorée par les néons. Je me suis à nouveau perdue dans le métro. J’ai connu des moments de joie pure et des jours de migraine sourde, renoncé à voir certains lieux et découvert d’autres que je ne connaissais pas, cherché si l’inspiration pouvait me revenir pour écrire, je l’ai presque trouvée à Coney Island.
Un moment de grâce absolue, Coney Island, qui mérite un paragraphe à lui seul. Une heure de trajet dans un métro quasiment vide et, tout au bout, un vrai décor de film, ce parc d’attraction fermé en bord de mer, tous ses manèges figés, couleurs vives sous un ciel gris et venteux qui rendait l’instant irréel comme dans les meilleures histoires. J’ai longé la jetée à moitié vide, acheté quelques souvenirs, regretté d’avoir laissé mon réflex à l’hôtel, je suis descendue sur la plage déserte, j’ai marché jusqu’à la mer, regardé les oiseaux, ramassé des cailloux et du verre poli par la mer, et je ne sais pas pourquoi, j’ai voulu réécouter Patti Smith, et Horses est devenu la bande-son d’un moment inoubliable. C’est pour ces instants-là que j’aime voyager seule, parce que certains sont par nature impossibles à partager. Ce n’était plus le Coney Island des films ou des cartes postales, ni celui des autres touristes, c’était le mien, celui que j’emporterais avec moi. Je n’ai pas les mots pour décrire cet instant passé face à la mer, à la pointe sud de Brooklyn, sur une plage qui ressemblait étonnamment à celle de mon enfance, avec Horses dans les oreilles et l’impression d’être plus vivante que je ne l’ai été de tout le séjour.
J’écris ces moments pour les garder autant que pour les partager. J’aime l’idée qu’ils continuent à exister concrètement quelque part. De ma découverte de La Nouvelle-Orléans il y a onze ans, j’avais fait le matériau d’une nouvelle. Si l’écriture, qui me déserte depuis quelque temps, devait revenir, j’aimerais que ce soit quelque chose de New York qui la réveille. La ville ne m’a pas déçue, bien au contraire : le plus beau cadeau qu’elle m’ait fait, c’est de ne ressembler à aucune de mes attentes. Ce matin au retour, dans le RER de 7h, les couleurs de la région parisienne étaient douces sous le soleil, même la teinte des arbres était étrangère. Je rentre plus riche d’images et de souvenirs, et de quelque chose d’indéfinissable et de très doux. Voilà, j’ai vu New York, j’ai rapporté quelque chose d’elle qui n’appartient qu’à moi. J’espère la revoir un jour. En attendant, elle fait désormais partie de mon histoire.
Merci à chacun de ceux et celles qui ont rendu ce voyage possible, qui m’y ont accompagnée. C’est l’un des cadeaux les plus précieux que j’aie jamais reçus.
PS : Quelques photos au reflex seront ajoutées progressivement dans cet album.