La tarte à la citrouille fut finalement dégustée devant Les Autres. À la troisième vision, je suis toujours aussi impressionnée par la virtuosité du film d’Alejandro Amenábar. C’est peut-être le plus beau film fantastique que j’aie vu ces dix dernières années. C’est en tout cas l’un des plus denses, et l’un de ceux qui osent aller au bout de cette règle d’or du genre, à mes yeux, qu’est la nécessité d’une logique interne forte.
L’histoire des Autres est classique. Dans l’Angleterre de la Seconde Guerre mondiale, Grace vit seule dans un manoir isolé avec ses enfants Anne et Nicholas. Les deux enfants sont atteints d’une maladie qui leur interdit d’être exposés à la lumière ; les rideaux du manoir sont constamment tirés. Trois serviteurs en quête de travail frappent à la porte de Grace. Ils semblent attendre quelque chose. Pendant ce temps, la petite Anne affirme avoir parlé à un autre enfant, Victor, qui habiterait les lieux mais que personne ne voit jamais.
C’est la première des deux histoires que raconte Les Autres. L’autre ne se dévoile qu’à partir de la deuxième vision. On pourrait croire qu’il s’agit d’un de ces films qui se reposent entièrement sur une révélation finale et ne prennent pas la peine d’offrir autre chose au spectateur. Or, c’est tout le contraire. J’irai jusqu’à dire que Les Autres ne commence réellement qu’avec le générique de fin. À partir de là, la vision du film ne sera plus jamais la même. Le point de vue adopté change légèrement ; les scènes se chargent de non-dits, les dialogues prennent un double sens qui nous avait échappé jusque là. Je connais peu de films fantastiques qui soient d’une telle finesse dans l’attention portée à ces détails : toute l’histoire se déroule, presque littéralement, entre les lignes. C’est l’histoire d’une maison qui est peut-être hantée, ou peut-être pas. Mais c’est aussi un conte sur le déni et l’acceptation, le secret et la vérité, l’oubli et la mémoire. Dualité symbolisée par le jeu d’ombres et de lumières induit par la maladie des enfants, et tous ces rideaux que l’on ouvre et ferme constamment : on peut vivre caché dans l’ombre ou laisser entrer la lumière, il n’appartient qu’à soi d’en décider.
Au cœur de tous ces enjeux, un personnage me touche particulièrement, celui de la petite Anne tiraillée entre deux vérités, deux visions du monde. Tous les personnages sont d’une richesse et d’une complexité remarquables, mais Anne l’est d’autant plus par la position centrale qu’elle occupe : elle est toujours à deux doigts de percer le mystère que sa mère s’obstine à nier, mais elle n’a pas les mots pour le dire. La petite Alakina Mann, qui ne devait pas avoir plus de dix ans à l’époque du tournage, l’incarne avec un aplomb et une finesse impressionnantes. Et puis il y a la Grace de Nicole Kidman, agaçante et poignante à la fois, braquée sur ses principes et refusant d’entendre une vérité qui risque d’ébranler sa vision du monde.
Les Autres est sorti il y a tout juste dix ans. On dispose désormais d’assez de recul pour pouvoir affirmer qu’il s’agit d’un authentique chef-d’œuvre du cinéma fantastique.