Je marche toujours sur des œufs quand j’aborde ici des sujets plus sérieux qui peuvent vite tomber dans l’exagération ou l’approximation. Mais comme pas mal de gens de l’édition, je suis assez inquiète de la tournure que prennent les choses ces temps-ci dans le domaine de la culture. Le Net et la numérisation offrent des possibilités formidables, mais les risques de dérapage sont énormes, et pas forcément là où on les attendrait. Pour ceux qui n’auraient pas entendu parler de la loi récemment votée pour la numérisation systématique d’œuvres indisponibles, ou qui souhaiteraient en savoir un peu plus, je vous renvoie à cet article qui détaille assez clairement les problèmes que pose cette loi. Ou comment une loi qui partait d’une bonne intention (rendre disponible des œuvres qui ne l’étaient plus) se fourvoie complètement dans la direction adoptée, en dépouillant au passage les auteurs de quelques droits élémentaires. Contrairement à ce que certains ont compris à tort, elle ne concerne pas uniquement de vieux livres tombés dans le domaine public et dont les auteurs sont morts depuis longtemps. Beaucoup d’œuvres récentes, parues avant 2001, sont concernées.
Je crois que ce qui m’inquiète le plus dans le climat actuel, c’est la confusion ambiante. À force de brandir la défense des artistes à tort et à travers pour justifier des aberrations comme Hadopi (qui n’a jamais aidé les artistes de quelque manière que ce soit, accessoirement), on finit par créer des amalgames dangereux. La levée de boucliers contre la loi mentionnée plus haut a été vue par certains comme un caprice d’auteurs pleins aux as qui cherchaient juste à s’en mettre plein les poches – ce qui fera ricaner toute personne connaissant un tant soit peu l’édition et la réalité de ce que gagnent les auteurs (c’est-à-dire trois fois rien pour la majorité d’entre eux). Depuis l’affaire Megaupload, j’ai l’impression de voir l’opinion publique évoluer dans le mauvais sens. De plus en plus de gens perçoivent le « marché de la culture » comme étant uniquement lié à de grosses sociétés accrochées à leurs privilèges. Sans penser aux innombrables petites structures ou artistes moins connus qui peinent à en vivre, et pour qui toutes ces questions ont un impact encore plus grand.
Le « tout gratuit » n’est pas une solution, la répression sauvage non plus. Mais il doit bien exister un entre-deux. Les habitudes de consommation ont radicalement changé depuis l’arrivée du Net, c’est désormais un fait indéniable. Il serait grand temps de revoir en profondeur tout un système devenu obsolète – mais tout semble pour l’instant évoluer dans le sens inverse. On se crispe sur des positions absurdes, on refuse de se poser les bonnes questions. Et on voit s’aggraver petit à petit la situation déjà précaire d’une bonne partie des acteurs de l’édition et du monde de la culture en général.