Pour Noël, ma sœur avait eu la bonne idée de m’offrir Portugal, la très belle BD de Pedrosa, en sachant que le propos me parlerait. La BD évoque avec une grande justesse le rapport compliqué qu’on peut entretenir avec un pays dont un de nos parents est originaire, mais où l’on n’est pas né soi-même. Elle se termine lorsque le héros entreprend de retourner au Portugal pour la première fois de sa vie d’adulte et d’y découvrir le pays sous un jour nouveau et entièrement personnel.
Quand j’ai lu Portugal, j’étais déjà en train de planifier ce qui serait mon premier séjour en Italie depuis près de vingt ans. L’idée de visiter Venise en particulier me trottait dans la tête depuis longtemps. Parce que l’idée d’une ville construite sur l’eau me fascine, parce que j’ai un peu écrit dessus sans la connaître, et parce que c’était pour moi une ville neutre : je n’y connais personne, je ne l’ai visitée qu’une fois et je n’en gardais qu’un très vague souvenir. Conditions parfaites pour refaire connaissance avec l’Italie et me la réapproprier.
Je partais forcément un peu à la recherche de l’Italie de mes souvenirs d’enfance. Et comme il se doit, j’y ai trouvé tout autre chose. Même si les réminiscences me tombaient parfois dessus sans prévenir : devant des marques dont j’avais oublié l’existence, une vitrine de camées aux environs du Rialto, les avis nécrologiques affichés aux murs dans les rues, ou encore au moment de commander ma première glace en italien depuis vingt ans (amarena et fiordilatte).
Ce que j’ai trouvé à la place ? Une ville fascinante et attachante que je n’attendais pas aussi protéiforme. Selon les moments et les quartiers, Venise offre des dizaines d’ambiances différentes. Le premier jour, j’ai détesté traverser le pont du Rialto au milieu de la foule ; trois jours plus tard, j’y passais un moment tranquille et agréable aux abords du marché. Quand on se lasse de la foule des coins les plus touristiques, il suffit de s’éloigner de quelques ruelles pour se retrouver dans un labyrinthe de murs étroits reliés par des cordes à linge. On m’avait conseillé de me perdre dans les ruelles ; je n’avais pas compris que lorsqu’on s’y perd, c’est littéralement. En bonne Parisienne habituée à naviguer à l’intuition pour retomber très vite sur une artère passante ou une station de métro, je ne compte plus les moments passés à errer d’une impasse à l’autre en cherchant désespérément à rejoindre les canaux et les arrêts de vaporetto. D’où une coïncidence cocasse qui m’aura fait tomber par hasard sur une librairie française tenue par un ancien Nancéen au cœur du quartier de Castello, alors que je cherchais un moyen de regagner mon hôtel. J’en suis repartie avec un tarot de Corto Maltese et l’impression d’un moment un peu irréel.
En cinq jours, s’il y a une chose dont je suis ravie, c’est d’avoir évité la traditionnelle visite de la place Saint-Marc au milieu de la foule. Au lieu de quoi, sur un coup de tête, je m’y suis aventurée le premier soir. Parce que le premier vaporetto dans lequel je suis montée s’y arrêtait, et parce que je voulais voir le Pont des Soupirs mis en scène dans ma nouvelle « La Cité travestie ». Entre le nom italien du pont (Ponte dei Sospiri), l’ambiance nocturne et le souvenir d’une scène du film, je me suis retrouvée à fredonner en boucle le thème de Suspiria, avec une impression d’extase qui frôlait l’hilarité franche. Un de ces moments qu’on vit parfois quand on voyage seul et qu’on a bien du mal à expliquer ensuite. Mais je me suis rarement autant amusée en voyage que ce soir-là, sur la place Saint-Marc quasi déserte, redevenue imposante après la tombée de la nuit. On a beau savoir qu’on n’est pas le premier touriste à avoir eu cette judicieuse idée, difficile de chasser l’impression de nouer avec les lieux un lien secret et personnel. C’était ma place Saint-Marc ce soir-là, et mon Pont des Soupirs. Lequel n’a pas trop semblé m’en vouloir pour les crimes commis par le personnage de ma nouvelle.