Il y a des remarques qu’on voit régulièrement fleurir sur le Net, autour d’articles consacrés à la question du genre – certains aspects encore mal connus du grand public et autour desquels la parole commence à se répandre (le vaste spectre de l’asexualité, par exemple). Il y aura souvent quelqu’un pour commenter : « Ça devient grotesque, cette manie d’inventer des étiquettes. » Ou bien : « Pourquoi ces gens veulent-ils absolument rentrer dans des cases ? » Je me fais chaque fois la réflexion que ceux qui tiennent ce discours ont la chance de ne pas avoir eu à se poser ces questions.
J’en sais quelque chose. Je vis sans étiquette depuis quarante ans et j’espère encore presque chaque jour trouver la mienne.
La question de la différence est complexe. Certaines différences sont visibles et flagrantes, et doivent être d’une extrême violence à vivre pour les personnes concernées. D’autres sont plus discrètes et insidieuses. Ça peut tenir à des choses très bêtes, parfois. Il est communément admis qu’il existe chez l’être humain une pulsion qui le pousse à chercher un(e) partenaire, à se mettre en couple, à fonder une famille ou à vivre des aventures, en tout cas à chercher « l’âme sœur » qu’on nous vante depuis les contes de fée de l’enfance. C’est la chose la plus banale et la plus partagée au monde.
Cette pulsion-là, je ne l’ai pas en moi. Je le sais très bien : j’ai longtemps cherché. Pas parce que je ressentais un manque – il n’y en a jamais eu. Mais parce que les autres le ressentaient pour moi.
Il m’a fallu longtemps pour mettre des mots sur cette expérience. Je ne sais plus à quel âge je me suis rendu compte que ma vision du monde n’était pas celle des autres, que je ne les comprenais réellement pas. Adolescente, les filles qui rêvaient du prince charmant m’exaspéraient. Aujourd’hui encore, là où d’autres vont voir chez une femme célibataire une personne en manque ou en recherche, malchanceuse ou malheureuse, je vois une femme indépendante qui fait ses propres choix. Et il me faut chaque fois un effort pour me rappeler que ce n’est pas ainsi que les autres perçoivent les choses. Vivre seul me paraît tellement naturel, tellement simple, tellement désirable, que je suis depuis toujours sincèrement étonnée qu’il n’en aille pas de même pour les autres.
On me l’a bien fait comprendre, que j’avais « un problème ». Les filles adolescentes sont censées regarder les garçons ou d’autres filles, mais pas s’en foutre. Les filles d’une vingtaine d’années sont censées avoir des expériences (j’en ai connu une seule, il y a déjà longtemps). Celles de trente ans sont censées vivre avec quelqu’un, s’installer sous le même toit, fonder un foyer. Ce n’est pas normal d’être seul. Ce n’est pas normal de vouloir le rester.
Pour l’avoir connue dans d’autres domaines moins cruciaux, l’écriture notamment, mon expérience de la différence se résume souvent ainsi : faire ce qui nous paraît le plus naturel au monde et s’apercevoir ensuite que les autres nous regardent de travers. On nous impose un « problème » là où, de notre point de vue, les choses suivent leur cours normal. Alors on commence à douter. S’ils sont si nombreux à le dire, ils doivent avoir raison. On intègre cette notion d’anomalie, on apprend à se cacher pour éviter certaines discussions. Celles où des filles que vous connaissez à peine vous prennent à témoin pour dire qu’elles trouvent tel garçon très mignon. Celles où elles parlent de leurs expériences, de leurs rêves, de leurs problèmes de couple. Alors on reste en retrait, on se crispe en attendant le moment où l’on vous retournera la question. Trop compliqué à expliquer. Pas envie d’avoir « cette conversation-là » une fois de plus.
Et puis il y a les livres, les films, les chansons, qui ne cessent de me rappeler que le monde tourne ainsi. Il n’y a pas une histoire, ou si peu, dans laquelle les personnages ne cherchent ou ne trouvent l’âme soeur. Il y a aussi les gens qui vous répètent qu’on n’a pas vécu tant qu’on n’a pas connu l’amour véritable. J’ai passé des années à me demander si j’étais bien vivante et je me le demande encore souvent. Ces doutes-là sont tenaces.
Vivre une différence, ce n’est pas seulement subir des insultes ou des violences. Ça peut être quelque chose de discret et de très quotidien. Il n’y a pas une journée où le monde ne me renvoie en pleine figure que je ne suis pas comme les autres, que ma grille de lecture de ce qui m’entoure n’est pas la même. Vivre une différence, ça peut être dépenser beaucoup d’énergie pour essayer de comprendre les autres, pour se fondre parmi eux, pour chercher des moyens de répondre à des questions très simples qui ne le sont pas pour nous, ou de les esquiver. L’écriture m’aide à canaliser tout ça, mais là aussi, j’ai dû apprendre à me cacher. Si je mets en scène un personnage qui ressent les choses comme moi, on viendra me dire que ce n’est pas plausible, que personne n’est comme ça. J’ai souvent écrit avec la peur que tout ça transparaisse malgré moi ; et quand je l’ai fait volontairement, l’ironie veut que ça n’ait pas été perçu. Je me demande combien de personnes, en lisant ma nouvelle « Les Sœurs de la Tarasque », ont compris que la première scène décrivait mon expérience du monde. On m’a souvent parlé, pour cette nouvelle, de la thématique du mariage arrangé qui ne m’avait même pas traversé l’esprit. Pour moi, ce texte a toujours parlé de la nécessité de cacher sa différence. J’ai passé toute ma vie, comme la narratrice, à m’efforcer d’« aimer le Dragon » et à m’en vouloir de ne pas y arriver.
J’essaie d’en parler ici avec détachement ; en réalité, c’est une douleur constante, une douleur sourde qui ne se laisse jamais oublier. Aujourd’hui encore, il est rare que j’arrive à en parler sans me mettre à pleurer par réflexe.
J’avais 34 ans quand un « petit détail » est venu compliquer les choses. J’avais toujours cru que je ne tombais pas amoureuse, que ça ne m’intéressait tout simplement pas. Et puis ce que je me cachais, pour des raisons que je ne comprends encore qu’à moitié aujourd’hui, m’a explosé à la figure. C’était vers les femmes qu’allait mon attirance, et je n’avais pas voulu le voir. Ce fut assez violent à vivre. J’ai commencé par le refuser en me disant que ce n’était pas mon identité (de fait, ça ne l’était pas ; j’y reviendrai). Puis j’ai tenté d’apprivoiser cette toute petite chose qui chamboulait ma vie et mon expérience déjà complexe des relations humaines. J’en ai parlé à des amis très proches, puis peu à peu à des gens un peu moins proches, j’ai pris l’habitude de dire ces mots-là, avec un certain soulagement. J’avais peut-être enfin trouvé une explication, un nom à ce qui m’arrivait. C’était quelque chose de connu, de balisé.
Les amis se réjouissaient pour moi, mais un autre décalage s’installait entre nous. À les entendre, l’étape suivante du cheminement allait consister à vivre des relations. Seulement, je n’en trouvais toujours pas l’envie. Je culpabilisais malgré moi avec l’impression de les décevoir, de ne pas être à la hauteur. J’avais pris mon courage à deux mains pour leur parler de choses très personnelles, mais mes actes ne suivaient pas et je me sentais très lâche. J’avais espéré, enfin, avoir découvert une case qui me correspondait, mais je ne m’y trouvais pas davantage à ma place. Je ne sais pas comment l’expliquer autrement, mais l’attirance amoureuse pour une personne et l’envie d’être en couple/d’avoir une aventure avec cette même personne sont deux choses distinctes à mes yeux, qui ne se rejoignent pas. Je connais la première et j’ai mis longtemps à me l’avouer, mais la deuxième me reste parfaitement étrangère. Le sentiment amoureux est pour moi quelque chose de plus abstrait et d’un peu encombrant à vivre. Je ne cherche pas à agir en fonction de lui, j’attends simplement qu’il disparaisse et me laisse enfin tranquille.
Il m’a fallu une crise pour avancer ensuite. Une forme de dépression atypique, pas vraiment diagnostiquée, que j’ai appelée « burn out » parce que le déclencheur le plus évident était un épuisement lié au travail, mais qui avait des causes multiples. Je suis encore en train d’en démêler les fils et de remonter lentement la pente. Avec le recul, ce questionnement identitaire et l’impression de me trouver dans une impasse y ont sans doute contribué. Après plus de deux ans à lutter contre une fatigue écrasante et des douleurs récurrentes sans cause définie, j’ai fini par faire ce que je m’étais juré d’éviter : je suis retournée consulter, la mort dans l’âme. Persuadée que j’allais devoir, une fois encore, me taper la tête contre les murs pour essayer de dénouer ce « blocage » qui refusait de se laisser résoudre, en me sentant très mal de ne pas y arriver. C’est plus ou moins l’effet qu’avait eu ma première psychanalyse – efficace sur d’autres points, mais désastreuse sur celui-là.
Au lieu de quoi j’ai trouvé face à moi une thérapeute bienveillante et ouverte qui m’a écoutée sans me contredire. Je suis sortie de là complètement sonnée, et c’est seulement le lendemain que j’ai mis des mots sur ce qui venait de se jouer. Pour la première fois de ma vie, à 39 ans, on ne m’a pas dit que c’était un problème. Pour la première fois, on m’a laissé entendre que j’avais le droit d’être ce que je suis, et que je n’avais pas à le changer mais à essayer de l’accepter. Le soulagement quasi physique que j’ai ressenti alors est indescriptible – comme si le poids du monde s’était soulevé de mes épaules.
On m’a enfin dit que j’avais le droit. Que je n’avais pas à me battre contre moi-même, mais que j’avais le droit d’être ce que je suis.
Un an plus tard, j’ai l’impression que ma vie a basculé. C’est un long cheminement, pas encore terminé, et je tiendrai peut-être un discours totalement différent dans cinq ou dix ans. Mais les choses changent peu à peu. Dans ma propre manière de l’expliquer aux autres, déjà. Je ne parle plus de « problème » mais de décalage, de vision du monde différente. Si j’appréhende encore d’avoir « cette conversation-là », c’est simplement qu’en l’absence d’étiquette, je n’ai pas de description simple de ce décalage, et que c’est épuisant d’avoir constamment à l’expliquer. Mais je ne le redoute plus de la même manière. J’apprends à compter sur la bienveillance des gens au lieu de redouter leur jugement ou leur incompréhension.
Les autres me le renvoient à leur façon. On me ne répond plus, comme avant, « Il existe de nombreuses façons d’être en couple », avec l’air de sous-entendre que je n’avais simplement pas trouvé la bonne. Une réponse qui me décevait chaque fois, parce que la question n’a jamais été là : on me parlait de relations ou de sexualité là où j’essayais de parler de différence et de la difficulté de la vivre au quotidien. Mieux je commence à comprendre, mieux j’arrive à faire comprendre aux autres. Tout récemment, une amie m’a demandé, avec une grande délicatesse, quel effet ça fait de vivre avec ce décalage. Cette question, et le simple fait qu’elle ait pensé à me la poser, étaient d’une douceur incroyable. J’ai l’impression d’avoir, toute ma vie, fait beaucoup d’efforts pour essayer de comprendre comment fonctionnent les autres, mais ils l’ont plus rarement fait pour moi en retour. Et puis l’autre jour, une autre amie avec qui est venu le moment d’avoir « cette conversation-là » (parce que personne ne me connaît vraiment tant qu’on ne l’a pas eue) n’a pas semblé surprise, ne m’a pas contredite, n’a pas tâtonné pour essayer de comprendre – elle m’a dit que je n’étais pas la première qu’elle rencontrait, et que des choses ont déjà été écrites sur le sujet. À nouveau, j’ai senti quelque chose basculer.
C’est cette simple idée : je ne suis pas la seule, et ce que je suis porte peut-être un nom.
Il est là, l’intérêt de l’étiquette. Ce n’est pas s’enfermer dans une boîte, ce n’est pas chercher à tout prix la normalité, ce n’est pas couper inutilement les cheveux en quatre. C’est savoir qu’il y en a d’autres comme nous. Savoir que ce n’est pas un problème, et qu’on n’a pas à s’en vouloir de ne pas réussir à le résoudre ; c’est une identité connue. Vivre sans étiquette, c’est n’avoir aucune existence aux yeux du monde, parce que les autres ne savent pas. C’est rencontrer l’incrédulité et devoir passer dix minutes pour répondre à une question aussi simple que celle de votre orientation sexuelle, encore et encore. J’ai longtemps cherché des textes, des témoignages, qui pourraient m’expliquer un peu mieux ce que je suis et m’apprendre que je n’étais pas seule – j’ai la chance de vivre à une époque où l’on commence à accepter que la sexualité et les relations amoureuses sont beaucoup moins binaires qu’on ne l’a cru pendant longtemps, même s’il reste du chemin à faire. C’est pour ça aussi qu’il a fini par m’apparaître que je devais prendre le clavier pour poser des mots sur tout ça. Pour faire comprendre, il faut commencer par dire. Pour que les gens admettent une différence et intègrent son existence, il faut commencer par arrêter de se cacher.
Parce qu’une chose aussi minuscule peut vous pourrir durablement la vie. Et qu’il faut, en l’écrivant, lui rendre son statut de chose minuscule. Ce n’est pas si grave, en réalité. Mais j’aurais tellement aimé qu’on me le dise plus tôt.