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‘Words of Radiance’, un voyage au long cours

The Way of Kings par Michael Whelan

(c) Michael Whelan

Ceux qui m’ont croisée ces derniers mois m’auront sans doute entendue parler de mon gros chantier de traduction en cours, qui est aussi une forme de record personnel : Words of Radiance de Brandon Sanderson, suite de La Voie des rois (The Way of Kings) et deuxième volet de la série des Archives de Roshar (The Stormlight Archive). Un record, disais-je, car si La Voie des rois pesait dans les mille pages en V.O., Words of Radiance lui est encore supérieur en taille. Quoique je ne sois pas la dernière à insister sur le volume du bestiau (notamment pour râler sur mon absence de vacances cet été), j’ai constaté que les gens s’étonnaient quand je leur apprenais que la longueur du roman n’était pas sa vraie difficulté. D’où l’envie de m’expliquer sur ce point, d’autant plus que je parle rarement traduction sur ce blog.

Quelques mots sur l’intrigue pour commencer. La série raconte l’histoire d’une guerre aux motifs obscurs qui oppose un peuple humain, les Aléthis, à une espèce humanoïde récemment découverte, les Parshendis ; ces derniers ont revendiqué l’assassinat du roi aléthi Gavilar Kholin le soir même où il signait un traité avec eux. Les principaux fils d’intrigue s’intéressent à trois personnages : Kaladin, un esclave envoyé au casse-pipe lors de cette guerre et qui survivra en se découvrant d’étranges pouvoirs ; Shallan Davar, une jeune voleuse qui devient l’élève de l’érudite Jasnah Kholin, la fille du roi, laquelle enquête sur la réalité historique d’événements mythologiques ; et Dalinar Kholin, le frère de Gavilar, ancien guerrier devenu pacifiste et que certains croient fou car il est hanté par des visions du passé. Toutes ces intrigues (ainsi qu’un certain nombre d’histoires secondaires consacrées à d’autres personnages) finissent par se rejoindre, dressant un tableau général des événements tout en confrontant différents points de vue.

Words of radiance

Traduire un livre de cette taille, ce n’est pas l’épreuve inhumaine qu’on attendrait, simplement un autre type de voyage. C’est le volume de travail de trois livres de taille moyenne, mais étalé sur un délai trois fois plus long. Quelque part au cours du processus, le temps se dilate, particulièrement pendant les relectures, la phase qui m’occupe à présent. Arrivé au bout de 300 pages, on songe que l’histoire est encore en train de s’installer là où beaucoup d’autres toucheraient déjà à leur fin. On s’en étonne, mais la tâche ne paraît pas écrasante pour autant, simplement plus lente. Dans le cas présent, j’ai l’avantage d’avoir déjà survécu à La Voie des rois, au prix de pas mal de sueurs froides et d’arrachages de cheveux ; je sais que je peux recommencer.

La difficulté de traduire la série des Archives de Roshar tient à un double facteur : le volume des livres associé au nombre de termes à inventer. Je crois avoir connu l’une des plus grosses trouilles de ma carrière face au lexique de La Voie des rois : une liste de quelques centaines de néologismes, entre les noms de lieux, de plantes ou d’animaux, les termes historiques, mythologiques ou religieux propres à l’univers développé, les systèmes de magie, surnoms des personnages, noms de leurs chevaux ou de leurs épées, et j’en passe. Le tout (et c’est là que l’expérience se corse) sans connaître en détail les tenants et aboutissants de l’intrigue, puisque la série est encore en cours d’écriture. J’ai la chance d’être en contact avec l’assistant de l’auteur, toujours très réactif et parfaitement au fait des moindres détails ; simplement, si je m’interroge sur 500 termes (j’exagère à peine), je ne peux pas le questionner sur tous et il faut me limiter aux plus problématiques.

Roshar-Iri

L’une des particularités de La Voie des rois (nettement moindre sur Words of Radiance où l’intrigue s’est beaucoup précisée), c’est celle de l’entrée dans un univers où toutes les clés ne nous sont pas données d’emblée, à l’image d’un prologue énigmatique qui voit dialoguer des figures mythiques encore inconnues du lecteur. Les fils d’intrigue sont nombreux et mettent parfois en scène des personnages dont le lien avec les autres paraît plus que ténu. Surtout, on est catapulté dans un univers où les éléments culturels, historiques, mythologiques nous sont distillés au compte-goutte, le plus souvent en arrière-plan, sans beaucoup d’explications. Un dialogue peut faire référence à une coutume ou à un événement passé qui nous sera expliqué 800 pages plus tard.

Le problème, en tant que traductrice, est surtout de devoir avancer à l’aveuglette. Je commence à connaître assez les univers de Brandon Sanderson pour savoir qu’il n’est pas avare en rebondissements et révélations difficiles à anticiper. Il me rappelle par moments la capacité qu’avait J.K. Rowling, dans les Harry Potter, à déguiser des éléments d’intrigue essentiels au milieu de digressions amusantes (rappelez-vous le sablier permettant à Hermione de dédoubler ses heures de cours dans Le Prisonnier d’Azkaban). Ici, le moindre détail peut devenir capital ; le problème est que je n’en sais encore rien à ce stade. Il faut constamment questionner, anticiper, chercher les pièges, par exemple quand les chapitres s’ouvrent sur des extraits de lettres dont on ne sait si elles sont écrites par un homme ou une femme, ni si cette personne s’adresse à un proche qu’elle tutoie ou à une personne moins familière qu’elle vouvoie. Le choix des termes, de ce point de vue, est délicat : il faut fixer des néologismes en espérant que les développements futurs de l’intrigue ne viendront pas contredire mes décisions.

Shallan par Michael Whelan

Shallan par Michael Whelan

J’ai connu par exemple une petite frayeur devant un paragraphe de Words of Radiance qui mettait en parallèle deux catégories de personnages aux noms très semblables en anglais : les « Voidbringers » (terrifiantes créatures mythiques que j’ai appelées « Néantifères ») et un groupe baptisé « Dustbringers » dont on ne sait pas encore grand-chose à ce stade et que j’ai nommés « Désagrégateurs ». Les deux termes choisis en français ayant des structures différentes, il a fallu quelques contorsions pour que la phrase qui les compare conserve un sens – mais ça aurait pu être bien pire. Puisque le français ne possède pas la même souplesse que l’anglais, qui peut se permettre d’accoler deux mots pour en créer un troisième, il faut régulièrement s’éloigner de la lettre pour trouver un terme qui sonne juste sans trahir le sens (cas de figure bien connu des traducteurs de SF et de fantasy).

Ainsi, un même mot peut être traduit différemment selon les occurrences. Le plus flagrant est ici « storm », omniprésent dans le récit car le monde de Roshar est balayé par des tempêtes d’une violence effroyable qui influencent aussi bien le mode de vie des personnages que leur langage. « Highstorm » devient ainsi « tempête majeure », les « stormwardens » qui prédisent leur arrivée deviennent des « fulgiciens », et Kaladin, qui gagne le surnom de « Stormblessed » pour avoir miraculeusement survécu à l’une de ces tempêtes, devient « Béni-des-foudres ». Quant à l’interjection « storms! », qui connaît plusieurs variantes, elle est notamment rendue par « bourrasques ! ». Je ne peux qu’espérer que ces multiples variations, souvent nécessaires dans le cours du récit, n’en viennent pas à se contredire lors de développements futurs.

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Illustration intérieure : page du carnet de Shallan

Et puis il y a d’autres choix, des choix constants – quelques centaines de termes, dont une majorité heureusement déjà fixée pendant la traduction de La Voie des rois. Des noms de plantes ou d’animaux sont cités sans plus d’explications, parfois transparents et parfois totalement obscurs (d’autant que, dans l’univers de Roshar, l’organique, le végétal et le minéral se confondent parfois ; on croise ainsi des arbres dont l’écorce évoque la pierre). D’autres choix sont plus discrets : fallait-il traduire ou laisser tels quels les « spren », ces esprits qui incarnent des émotions, des forces de la nature ou des abstractions ? J’ai choisi d’en faire des « sprènes », tout comme j’ai décidé d’accorder et de franciser « aléthi(e)(s) » ou « thaylène(s) » alors que « Alethi » et « Thaylen » (qui désignent à la fois deux peuples et leurs langues respectives) étaient invariables en anglais.

D’autres difficultés, encore, sont invisibles ; je bénis les passionnés qui ont créé le wiki Coppermind qui m’a beaucoup aidée lorsque, m’étonnant de ne pas retrouver dans La Voie des rois un terme que j’étais persuadée d’avoir déjà traduit, j’ai compris grâce à ce site qu’il fallait plutôt le chercher dans Warbreaker. D’où l’intérêt de faire traduire les différentes séries d’un auteur par la même personne, à plus forte raison lorsqu’il commence à les relier entre elles, de manière de moins en moins subliminale (son « Cosmère » est mon cauchemar, mais un cauchemar fascinant à explorer).

S’il y a une leçon qu’il faut apprendre pour devenir traducteur, c’est qu’il y aura toujours des erreurs. La traduction parfaite n’existe pas, on ne peut que faire de son mieux en espérant s’être posé les bonnes questions, avoir pris les bonnes décisions. Traduire la série de Roshar m’oblige à un degré supplémentaire dans le lâcher-prise. Il y a aura cinq livres, tous aussi volumineux, et j’avance à l’aveuglette ; les erreurs sont statistiquement inévitables. Je ne peux qu’espérer qu’elles seront invisibles et faciles à rattraper en tricotant quelques bouts de phrases. Arriver au terme du deuxième livre sans catastrophe majeure au niveau des néologismes m’emplit déjà d’une grande joie et d’un grand soulagement. Le voyage n’est pas toujours simple, mais c’est une aventure passionnante.

 

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Dix-sept instantanés

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J’hésite toujours à parler musique en ces lieux virtuels, malgré la place qu’elle occupe dans ma vie. Je ne suis pas sûre que le sujet passionne ceux qui passent par ici, et ceux d’entre eux qui me suivent sur Facebook en entendent déjà largement parler. Mais j’ai eu envie de partager cette sélection ici, ne serait-ce que pour en garder la trace.

Certains d’entre vous connaissent peut-être Le Cargo, ce webzine auquel je participe depuis une dizaine d’années en tant que chroniqueuse, intervieweuse et parfois comme photographe — voire comme cadreuse débutante préposée aux plans fixes sur quelques rares vidéos. Notre petit rafiot reste principalement connu pour ses vidéos, notamment ses sessions acoustiques dont la plus ancienne remonte à 2007. Parfois semi-improvisées, parfois plus cadrées ou plus mises en scènes, parfois réalisées dans un cadre promo assez strict ou bien au contraire nées spontanément à la suite d’une rencontre. Certains artistes nous ont fait confiance à plusieurs reprises, d’autres font parfois un passage dans les sessions de leurs amis et collègues.

L’envie nous est venue récemment de nous y replonger pour proposer chacun une sélection de nos préférées. De manière évidemment très subjective : personne ne les a toutes vues et des critères très personnels s’y mêlent parfois, entre le rapport qu’on entretient à certains artistes et le fait d’avoir assisté à certains tournages et d’en garder des précieux souvenirs. Après réflexion, j’ai retenu seize sessions, pour dix-sept vidéos : il a été impossible de départager les deux vidéos composant l’une d’entre elles tant la magie de cette session repose sur leur contraste.

Il y a ici des sessions qui m’ont prise par surprise et m’ont fait découvrir certains artistes — comme ce plan saisissant sur Shara Worden de My Brightest Diamond reprenant Nina Simone a capella. D’autres qui sont des souvenirs marquants — comme cette après-midi passée avec Demi Mondaine et leur entourage dans un troquet de Bagnolet, pour une session que des raisons techniques ont failli faire capoter cent fois mais dont le résultat s’est révélé magique. Certaines capturent parfaitement l’identité des artistes, comme celle de Lidwine que je trouve d’une grâce très émouvante, d’autres surprennent en les dévoilant sous un jour inattendu — j’ai beaucoup vu sur scène Robi ou Phoebe Killdeer, mais je ne les ai jamais vues capturées à l’image de cette manière.

Il y aurait une histoire à raconter pour chacune ; j’ai eu la chance d’assister à six d’entre elles et je regrette encore d’avoir dû renoncer à une septième pour de bêtes questions de timing. Mais toutes me sont précieuses, et je tiens d’autant plus à les partager avec vous.

PS : Pour ceux que le sujet intéresserait, la liste de mes articles écrits pour Le Cargo est consultable à partir d’ici.

Photo : Nadine Shah, (c) Mélanie Fazi

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“Mascarade” (Florence Magnin)

Mascarade

Pour beaucoup de gens de ma génération, rôlistes ou lecteurs de fantasy, le nom de Florence Magnin est surtout associé à son travail magnifique sur la série des Princes d’Ambre de Roger Zelazny : les couvertures des romans parus à l’époque chez Denoël, le jeu de rôles dérivé, le sublime Tarot d’Ambre que conservent précieusement ceux d’entre nous qui ont la chance de l’avoir acheté à l’époque. En la croisant hier lors des Futuriales d’Aulnay-sous-Bois, c’est tout un pan de la fin de mon adolescence qui m’est revenu : la lecture du Cycle des Princes d’Ambre, bien sûr, les heures passées à rêvasser devant les cartes du Tarot en écoutant mes albums préférés, ma toute première dédicace d’une BD (peut-être ma première dédicace tout court) dans un petit salon de la région dunkerquoise où je m’étais fait dessiner Corwin d’Ambre sur le premier tome de Mary la Noire. Je l’ai toujours, bien entendu, comme les autres dédicaces qui ont suivi.

Pour n’avoir pas suivi son actualité récente, j’ignorais jusqu’à tout récemment l’existence de Mascarade paru fin 2014. Une copieuse BD présentée comme un projet très personnel et qui, dès qu’on la feuillette, semble trancher avec les précédentes, celles que je connais en tout cas. J’ai souvent lu ici ou là que le style délicat et minutieux de Florence Magnin, parfois comparé à celui des miniaturistes, correspondait mieux à l’illustration qu’à la bande dessinée. De fait, les images, pour somptueuses qu’elle soient (et j’ai passé des heures à rêvasser devant certaines planches de L’Autre monde ou de Mary la Noire), étaient parfois un peu figées, un peu statiques. Mascarade possède un souffle, un dynamisme, qui leur faisait souvent défaut. Dès qu’on parcourt quelques pages, on est également frappé par le contraste entre les différents styles graphiques abordés : gravures pleines pages en noir et blanc, scènes du quotidien plus classiques en apparence, passages oniriques dessinés sur du papier coloré et qu’on jurerait tracés au crayon de couleur à même la page qu’on tient entre les mains. Un jeu sur les textures et les reliefs qui rend à la perfection le va-et-vient entre imaginaire et réel qui forme la matière de l’histoire.

Mascarade 2

L’histoire, justement, c’est peut-être ce qui m’a le plus surprise. Si L’Autre monde, scénarisé par Rodolphe, était un conte charmant à la naïveté assumée, Mary la Noire m’avait laissée sur ma faim : grand plaisir pour les yeux mais histoire un peu brouillonne et psychologie sommaire des personnages. Mascarade, au contraire, prend son temps poser son sujet, développer ses protagonistes et entremêler peu à peu les différents thèmes. C’est d’une certaine fin de l’enfance et de l’insouciance qu’il est question ici ; celles de Gaëlle qui passe un été à la campagne avec sa mère qui n’ose pas lui annoncer que son père est parti. Gaëlle qui se lie d’amitié avec un garçon solitaire de son âge dont la grand-mère parle de légendes anciennes liées à des masques qui serviraient de lien entre le réel et le monde du rêve. Voilà Gaëlle et son ami Titou qui se perdent dans leurs jeux alors que le quotidien s’assombrit, alors que le monde des adultes n’offre plus un refuge aussi sûr qu’auparavant. Les incursions dans l’autre monde sont autant de références à des contes connus, de Pinocchio à Baba Yaga, au point qu’on ne sait jamais très bien où s’arrête l’imaginaire enfantin et où commence le fantastique proprement dit. Sur ce point, Mascarade m’a rappelé Le Labyrinthe de Pan, par la façon dont les contes y traduisent la noirceur d’un réel trop difficile à appréhender par des enfants ; mais le jeu sur l’ambiguïté, qui m’avait semblé un peu raté dans le film de Guillermo del Toro, est ici beaucoup plus riche et convaincant. La symbolique développée dans les rêves de Gaëlle est assez fine pour nous laisser parfois entrevoir certains thèmes avant qu’ils ne soient réellement développés.

Voilà une BD que j’aurais pu lire par simple nostalgie, pour le plaisir de retrouver une patte familière qui me renvoie à tant de souvenirs ; au lieu de quoi j’ai été soufflée. L’évolution entre les premières BD de Florence Magnin et celle-ci est saisissante. J’en ai commencé la lecture par petits bouts lors des Futuriales, entre deux dédicaces ; quand le salon a fermé ses portes, j’en avais dévoré cent pages, pour le finir ensuite dans la soirée. Voilà un album qui enchante, qui résonne, et dans lequel on s’attarde une fois la dernière page tournée en se promettant de le garder à portée de main pour revenir admirer cette planche-là… et puis cette gravure-là… Il semblerait malheureusement que Mascarade soit passé plutôt inaperçu à sa sortie et n’ait pas remporté le succès qu’il mériterait, ce qui est une double raison pour vous en parler ici. Non pas par nostalgie, encore une fois, mais par sincère admiration.

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Life is Strange

Life is strange

À la sortie du premier épisode l’an dernier, j’avais vu décrire Life is Strange comme l’équivalent vidéoludique de certains films indé estampillés Sundance, doté qui plus est d’une bande-son irréprochable ; une approche intrigante dans un domaine où la grande majorité des jeux tablent sur des concepts et des ambiances plus spectaculaires. De fait, Life is Strange propose une expérience de jeu assez unique, rappelant certains films à petit budget qui choisissent d’ancrer des thématiques SF ou fantastiques dans un décor on ne peut plus quotidien, en mettant davantage l’accent sur les personnages que sur les effets spéciaux. Mais si le procédé est connu au cinéma, je crois n’avoir encore jamais vu ça, traité en tout cas de cette manière, dans un jeu vidéo.

Le joueur incarne ici Maxine Caulfield, dite Max, une adolescente en pleine quête d’identité qui revient dans sa ville natale d’Arcadia Bay pour y suivre des études de photographie. Au terme d’un joli plan-séquence dans les couloirs de la fac, évoquant le générique d’un des film indés mentionnés plus haut (musique rêveuse comprise), Max est témoin d’un meurtre dans les toilettes des filles : un étudiant armé d’un pistolet tue sous ses yeux une jeune fille aux cheveux bleus. Max se découvre alors le pouvoir de remonter le temps et d’influencer différemment, si elle le souhaite, le cours des choses. Elle rejoue la scène jusqu’à parvenir à empêcher le meurtre. Un peu plus tard, Max retrouve la jeune fille aux cheveux bleus qu’elle a sauvée et reconnaît Chloe, son amie d’enfance, qu’elle n’avait pas revue depuis cinq ans. Chloe qui n’a pas eu la vie facile pendant ces cinq années, entre la mort de son père et l’arrivée d’un beau-père qu’elle déteste, et qui s’est endurcie. Chloe s’inquiète de la disparition de son amie Rachel, dont les avis de recherche fleurissent sur les murs de la fac, et persuade Max de mener l’enquête avec elle.

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Tout au long des cinq épisodes, Life is Strange jongle avec différents fils d’intrigue qui évoluent selon trois axes distincts. Un axe porté sur la SF tendance physique quantique, avec la découverte par Max de son pouvoir et des ramifications de ses choix (une référence à Code Quantum dans une des scènes m’a d’ailleurs fait sourire). Un axe plus policier, avec le mystère entourant la disparition de Rachel. Et un axe plus psychologique, sans doute le plus réussi du jeu : on fait petit à petit connaissance avec Max et Chloe, mais aussi avec les autres étudiants du campus et les adultes qui évoluent autour d’eux. Chacun a son histoire, son rôle à tenir dans l’intrigue. Chloe en particulier, avec sa dégaine punk, sa rage adolescente et son franc-parler, est le personnage le plus marquant et le plus attachant. Plus le jeu avance et plus la relation d’amitié qui la lie à Max devient un ressort essentiel de l’intrigue.

On pense en cours de jeu à toute une foule de références, parfois ouvertement assumées, en tout cas parfaitement digérées. L’effet papillon pour le don de Max et la façon dont les choix effectués modifient le futur des personnages. Veronica Mars pour l’enquête en milieu scolaire, la présence d’une famille riche qui fait la loi sur le campus, et la finesse des relations entre les personnages (ainsi que pour d’autres éléments vers la fin, plus troublants dans leur similitude, que je ne peux pas révéler). Twin Peaks ou Donnie Darko pour l’étrangeté qui s’insinue dans le quotidien d’une petite ville. Buffy pour l’apprentissage de la responsabilité et l’entrée dans l’âge adulte. Ou, plus surprenant, la série des Silent Hill lors d’une séquence vraiment flippante du dernier épisode. Mais le jeu possède une identité bien à lui, grâce à son ambiance douce-amère et à l’originalité du parti-pris. Par ailleurs, il a le bon goût de ne pas se répéter d’un épisode à l’autre. À partir de la fin du troisième volet, il prend une dimension totalement inattendue qui offre quelques passages assez bluffants sur un plan narratif, notamment dans le tout dernier épisode à la construction vraiment brillante et originale.

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Life is Strange m’a semblé réussir, avec davantage de subtilité, ce que Heavy Rain se targuait de proposer : une expérience unique qui agit sur les émotions du joueur en l’impliquant profondément dans l’histoire. Heavy Rain, malgré son efficacité qui me l’avait fait dévorer d’une traite, m’est apparu avec le recul comme un jeu profondément malhonnête dans son scénario et assez lourd dans ses effets. Ici, le jeu sur les choix moraux auxquels Max se retrouve confrontée nous emmène parfois très loin. Il n’y a souvent ni « bon » ni « mauvais » choix, simplement des chemins différents à emprunter, des actes aux conséquences imprévisibles. La fin du deuxième épisode pousse les choses assez loin, lorsque Max cherche à empêcher un drame qu’elle aurait sans doute pu anticiper : tout était sous nos yeux. Ses actions sont lourdes de conséquences et le joueur qui, comme moi, n’est pas parvenu à changer le cours de l’histoire en garde un sentiment de culpabilité au-delà de la fin de l’épisode, comme s’il avait échoué à aider quelqu’un dans la vie réelle. Au point de souhaiter, comme Max tout au long du jeu, revenir en arrière pour changer le cours des choses.

Si je devais formuler quelques reproches, ce seraient d’abord un premier épisode un peu longuet qui m’avait fait lâcher le jeu pendant des mois (pour enchaîner ensuite les quatre autres en quelques jours) : trop d’éléments à explorer d’un coup, dont peu ont une réelle incidence sur l’intrigue, et l’impression par conséquent d’avancer trop lentement. On s’amusera d’ailleurs de constater qu’on peut allègrement fouiller la chambre des autres personnages sous leurs yeux, voire consulter leurs mails sur leur ordinateur, sans qu’ils paraissent s’en offusquer. Autre reproche, une légère tendance à la manipulation du joueur, notamment lors d’une des plus belles scènes du jeu, au début de l’épisode 4, une scène qui vous prend à la gorge et vous fait comprendre à quel point vous vous êtes attaché aux personnages, mais qui est poussée un peu trop loin et gâche légèrement l’effet. Et, plus regrettable, le tour assez cliché que prend l’intrigue policière dans l’épisode final ; d’autant plus dommage que le jeu prouvait jusque-là avec brio qu’on pouvait se reposer sur des ressorts narratifs subtils sans déballer l’artillerie lourde et les retournements habituels. Séquence qui m’a rappelé l’agacement éprouvé devant l’intrigue conspirationniste inutile de Sense 8, magnifique série par ailleurs, comme si  les créateurs (dans les deux cas) n’avaient pas osé assumer leur parti-pris intimiste jusqu’au bout et s’étaient sentis contraints de recourir à des ficelles censées parler au grand public.

Ces réserves s’effacent au final face à la richesse du jeu, à la finesse de son écriture et à l’épaisseur de ses personnages. Mention spéciale aussi à la musique : outre la jolie B.O. signée par Jonathan Morali (Syd Matters), on ne peut qu’aimer un jeu dont les personnages dansent sur le sublime Piano Fire de Sparklehorse, et où In My Mind d’Amanda Palmer, qui parle du fait de s’accepter tel qu’on est plutôt que tel qu’on se rêve, apparaît dans une magnifique séquence-clé qui fait directement écho aux paroles. On termine Life is Strange avec la nostalgie des heures passées à Arcadia Bay en compagnie de Max et de Chloe. C’est un jeu dont on sait qu’on se souviendra longtemps. Et un jeu qui marquera sans doute une page, sans tambours ni trompettes, dans l’histoire du jeu vidéo.

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Quatre jours à Yverdon

Quinze ans que j’entendais parler d’Yverdon et de sa fameuse Maison d’Ailleurs sans y avoir jamais mis les pieds. Jusqu’à ce qu’on me propose, dans le cadre du programme « Un livre, un auteur », de venir y rencontrer des classes. Petit détail : douze classes en tout. En quatre jours. Le chiffre donne un peu le vertige sur le papier. Dans la réalité, beaucoup moins : tout s’enchaîne très vite et les quatre jours passent en un clin d’œil. Ma seule (petite) inquiétude, avant mon arrivée, était que les rencontres se ressemblent beaucoup entre elles et que je me retrouve à répéter mécaniquement les mêmes choses. En réalité, l’expérience m’a surprise au-delà de ce que j’attendais.

Dès le premier jour, un étonnement : quatre classes à la suite, et pas deux fois la même rencontre. Impression confirmée les jours suivants. Avec chaque groupe, quelque chose d’unique se noue : un thème, un type d’interaction émerge, qui ne sont pas les mêmes que pour les précédents. Avec tel groupe, on poussera loin la discussion sur la psychologie des personnages ; avec tel autre, on bifurquera sur le cinéma et les jeux vidéo, en lien avec les thématiques de l’écriture ; avec un autre encore, on évoquera l’ambiguïté propre à certains récits fantastiques et la frustration qu’ils peuvent faire naître chez le lecteur. On parle de Harry Potter, de tatouage, de La Nouvelle-Orléans après Katrina, de mythes grecs, de vaudou, des Autres d’Amenabar, des attentats de novembre dernier, du processus de traduction, de la difficulté de se mettre dans la peau d’un personnage du sexe opposé. La proximité des rencontres et leur nombre transforme l’expérience en une sorte de laboratoire où mon rapport aux thèmes évoqués se modifie progressivement : une réflexion apparue tel jour suite à une question nourrit le lendemain la réponse à une autre. Et peut-être plus surprenant encore, je m’aperçois que mes propres réactions se modifient en fonction du groupe avec lequel j’interagis. Avec l’un, je recours spontanément à l’autodérision, presque sans m’en rendre compte ; avec tel autre, je m’entends donner des éléments de réponse très personnels quant au vécu qui a nourri les textes. Comme souvent, je m’étonne de la variété, de la précision ou de l’originalité des questions, et aussi de leur franchise – jusque dans la façon dont les élèves n’hésitent pas à me dire clairement ce qu’ils n’ont pas compris dans certains textes.

Et pour la première fois, malgré toutes les rencontres précédentes avec des classes ayant lu Serpentine, l’un des échanges me fait prendre conscience de l’étrangeté de la situation : le fait qu’un texte comme « Rêves de cendre », écrit il y a quinze ans dans un moment de déprime pour exorciser des idées noires un peu violentes, soit aujourd’hui étudié en classe par des élèves qui ont l’âge du personnage. Au cours de la semaine, je me suis posé plusieurs fois cette question, d’ailleurs formulée devant l’une des classes : si je l’avais su à l’époque, est-ce que j’aurais osé écrire un texte aussi noir sans m’interroger sur l’écho qu’il peut rencontrer chez les lecteurs – non seulement le malaise que peut susciter un texte sur la folie et l’autodestruction, mais aussi la possibilité qu’il soit lu par des adolescents en proie à un mal-être similaire ? Peut-être pas. C’est une bonne chose que je n’aie pas eu ce genre de questionnements à l’époque. Je n’en serais plus capable aujourd’hui.

Et puis, entre les rencontres, d’autres beaux moments. Une tempête de neige aussi spectaculaire qu’éphémère pour m’accueillir à la descente du train. Une visite guidée de la Maison d’Ailleurs en compagnie de l’une des classes, où la partie consacrée aux liens entre la science-fiction et les arts m’a captivée (et une toute première expérience avec l’Oculus Rift en prime). Des repas souvent italiens (le Café du Château à deux pas de la Maison d’Ailleurs propose des recettes de pâtes aussi délicieuses qu’originales). Des discussions et des fous rires avec l’équipe organisatrice, notamment Véronique de la librairie Payot et Sara et Gabriel, eux-mêmes enseignants au CPNV. J’apprends que, parmi les collègues invités les années précédentes, Pierre Bordage est le recordman des interventions scolaires à Yverdon ; je ne m’en étonne pas vraiment.

Ces rencontres avec des classes sont toujours intenses, toujours émouvantes et passionnantes. Cette semaine particulière le fut peut-être encore plus. Dans un édito récent au sujet des interviews, j’écrivais que les élèves posent régulièrement des questions plus fines et plus pointues que beaucoup de professionnels ; je viens encore d’en avoir la preuve. Je regrette, avec le temps, de ne pas pouvoir mémoriser tous les visages, tous les noms, toutes les questions, mais je garde toujours des souvenirs très forts de ces rencontres. Elles font partie, sans doute, des plus belles choses que l’expérience de l’écriture et de la publication m’aient apportées.

Un grand merci à tous : à Véronique, Gabriel et Sara, à l’équipe de la Maison d’Ailleurs, à tous les enseignants, à chacun des élèves. Merci infiniment.

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