(Cet article est initialement paru sur Le Cargo. Pour ceux que le sujet intéresserait, l’ensemble de mes chroniques pour le webzine est accessible ici.)
En 2018, The Haunting of Hill House avait fait forte impression chez les amateurs de fantastique. Par sa beauté formelle et la qualité de sa réalisation, par le soin apporté à l’aspect horrifique comme à ses répercussions psychologiques sur les personnages, mais aussi par son parti pris d’adaptation très personnel. Du roman Maison hantée de Shirley Jackson, il ne gardait que le titre original, le décor impressionnant de Hill House, demeure labyrinthique pas tant hantée que corrompue, et quelques éléments épars comme le nom des personnages. La série racontait une tout autre histoire, celle d’une famille dysfonctionnelle marquée par un traumatisme collectif impossible à dépasser.
Deux tours d’écrou
L’intrigue étant close au terme de cette magnifique saison, on avait accueilli avec méfiance l’annonce d’une suite, jusqu’à ce qu’il soit dévoilé qu’elle adapterait un autre classique du récit de fantômes : Le Tour d’écrou de Henry James. L’idée d’une série anthologique inspirée chaque fois par un classique différent avait de quoi séduire ; on attendit donc The Haunting of Bly Manor avec une double impatience, dans l’espoir d’y retrouver l’éblouissement de la première fois, mais aussi dans la curiosité de découvrir comment le réalisateur Mike Flanagan allait tordre cette fois le matériau d’origine. Dès l’ouverture, cette deuxième saison semble pourtant revendiquer une fidélité plus grande, plus proche de la transposition modernisée. Une femme à l’air usé (Carla Gugino) raconte aux convives d’un mariage une histoire de fantômes, et prononce la fameuse phrase qui donne son titre au texte de Henry James, laquelle postule que si la présence d’un enfant renforce l’impact de ce genre de récit, celle de deux enfants fournit un « tour d’écrou » supplémentaire. Le début de la série épouse les grandes lignes du texte : Danielle (Victoria Pedretti), jeune fille au pair américaine, s’y voit embauchée pour s’occuper de deux orphelins, Miles et Flora, dans une vieille maison de la campagne anglaise. Des signes inquiétants se multiplient bientôt : Flora a des jeux troublants, Miles le tempérament changeant, la bâtisse cache des secrets, et Flora semble marquée par la mort de la jeune fille au pair précédente, qu’elle a trouvée noyée dans le lac de la propriété.
Dès lors, le suspense est double pour qui connaît Le Tour d’écrou. À la question de savoir ce qui s’est passé exactement dans la demeure et qui sont ces fantômes, réels ou métaphoriques, qui hantent plusieurs des personnages, s’ajoute celle de découvrir quand et de quelle manière l’intrigue déviera du texte d’origine. En douceur dans un premier temps, par le développement de l’histoire individuelle de chaque protagoniste ; on retrouve la construction chorale qui faisait la richesse de The Haunting of Hill House, chaque épisode adoptant le point de vue d’un personnage différent. De ces intrigues parallèles en naîtra progressivement une nouvelle – une hantise derrière la hantise. Plus le récit avance et plus l’on retrouve les thèmes explorés dans la première saison, les propres obsessions de Mike Flanagan davantage que celles des auteurs qu’il adapte ; on est soudain frappé par la récurrence chez lui des motifs du traumatisme, de la résilience ou du déni, jusque dans le choix des romans de Stephen King qu’il a portés à l’écran (dont un Jessie magistral). Ici, les fantômes se nomment deuil, amour toxique, remords ou trahison.
Poésie gothique
Comme dans la saison précédente, l’écriture est admirable de précision, avec une attention portée aux moindres détails, parfois semés longtemps avant qu’on ne comprenne leur importance ; chaque flashback consacré à l’histoire d’un personnage vient éclairer différemment une scène qu’on avait crue plus anodine. Les éléments s’emboîtent un par un avec une grande habileté pour former un tableau plus complexe qu’il n’y paraissait au départ. Le soin apporté à l’esthétique des éléments surnaturels renforce le trouble créé par le procédé. Ainsi comprend-on très vite, lors des furtives apparitions du fantôme qui hante Danielle dans les miroirs, qu’il est l’ombre d’un traumatisme qui l’a détruite. Les spectres créent ici le même malaise que ceux de Hill House (rappelez-vous la « dame au cou tordu ») dans ce que leur apparence suggère d’anomalie. Les deux saisons partagent une même beauté formelle, faite de couleurs sombres et d’ombres oppressantes, ainsi qu’une interprétation remarquable. Si le personnage de Danielle peine à convaincre par moments (le décalage culturel induit par ses origines américaines détonne parfois de manière un peu gratuite), la gouvernante Hannah Grose, magnifiquement incarnée par T’Nia Miller, nous a bouleversés dans l’épisode de mi-saison qui lui est consacré. Comme dans The Haunting of Hill House, les enfants sont d’une justesse remarquable, particulièrement Benjamin Evan Ainsworth qui est un Miles impressionnant d’ambiguïté et de détresse silencieuse. La série brosse par ailleurs un portrait très convaincant d’un manipulateur séduisant mais sans envergure, plus inquiétant dans sa banalité que bien des personnages de fiction ouvertement maléfiques. Car des salauds ordinaires comme celui-là, nous en avons tous connu.
Pour autant, la série n’est pas sans défauts ; The Haunting of Hill House, malgré sa quasi-perfection, décevait par une fin totalement ratée, en décalage embarrassant avec ce qui précédait. Quelques scènes, ici encore, s’intègrent mal, de par des choix musicaux douteux ou un aspect plus superficiel, notamment dans l’intrigue de Danielle. Bly Manor bénéficie au moins d’une conclusion satisfaisante, et même assez poignante, encore qu’un peu bancale. On s’étonne d’autant plus de ces fautes de goût ponctuelles que la série se tire habilement de procédés à la limite du cliché, comme la voix off sur laquelle repose une grande partie des deux derniers épisodes, qui pourrait sonner faux mais ne fait que renforcer l’impression d’envoûtement (de l’avant-dernier épisode, nous ne vous dirons rien, sinon qu’il est un splendide exercice de style tout en poésie gothique, que nous vous laissons découvrir).
La force et la finesse
Si l’effet de surprise n’est plus tout à fait le même, The Haunting of Bly Manor se révèle à la hauteur – conséquente – de la première saison. Effrayante et tragique, profondément humaine, en même temps qu’un régal pour le regard. Mike Flanagan s’y dévoile comme un réalisateur qui comprend intimement toute la force et la finesse du genre fantastique, et ces deux saisons comme l’une des plus belles œuvres du genre que nous ayons vues ces dernières années.