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“Dialectique de la pop” (Agnès Gayraud)

(Cet article est initialement paru sur Le Cargo. Pour ceux que le sujet intéresserait, l’ensemble de mes chroniques pour le webzine est accessible ici.)

De cet ouvrage théorique d’Agnès Gayraud (évoquée jusqu’ici dans nos pages pour son travail sous le nom de La Féline), nous ferons ici une chronique plus superficielle et sans doute un peu moins rigoureuse qu’il ne le mériterait. Ce qui, en creux, reflètera surtout notre expérience personnelle de lecture – ou de première lecture, devrait-on dire, car il semble aller de soi, au moment de refermer ce livre, que nous sommes loin d’en avoir terminé avec lui. Ce n’est pas le genre d’ouvrage dont on se débarrasse sitôt achevé, mais l’un de ceux que l’on garde en bonne place sur son étagère pour revenir y piocher plus tard.

Réflexion et candeur

Au commencement, Dialectique de la pop intimide. Une chronique radio exprimait récemment (tout en saluant l’ouvrage comme « une somme » incontestable) la possibilité de passer à côté de certains aspects si l’on ne possède pas les clés nécessaires, sur un plan musical (ce qui ne fut pas notre cas) ou sur le plan du raisonnement théorique – qui nous a effectivement donné un peu plus de mal, principalement par manque de familiarité avec ce type d’ouvrage. Cela étant, il existe autant de façons d’aborder ce livre qu’il y a de lecteurs. Plutôt que de suivre rigoureusement le cheminement théorique qui le structure, nous avons préféré nous laisser porter par la lecture, picorer tel passage, telle idée, telle anecdote au gré des envies, quitte à revenir creuser le sujet plus tard.

On ne prétendra pas avoir appréhendé chaque ligne de chaque page d’un ouvrage aussi dense et volumineux, mais cette densité même force le respect – on n’ose imaginer la quantité de travail qu’il a dû nécessiter. C’est aussi qu’on sent ce livre nourri de l’expérience et du savoir amassés au fil des ans par quelqu’un que le sujet passionne depuis toujours. Tour à tour philosophe, musicienne et chroniqueuse musicale pour Libération, Agnès Gayraud s’applique depuis longtemps à démonter une idée reçue qui voudrait opposer l’étude théorique d’une forme d’art ou de divertissement et le plaisir plus viscéral qu’elle nous procure. On peut tout à fait, disait-elle déjà à travers les albums de La Féline, réfléchir sur la pop tout en la pratiquant avec une candeur et une passion intactes. Idée qui traverse ce livre comme un fil conducteur : on se trouve ici face à un ouvrage érudit où un amour profond et contagieux pour la musique suinte à chaque ligne.

Un art de paradoxes

Dialectique de la pop se présente comme une réponse aux théories de Theodor W. Adorno, philosophe et musicologue allemand du XXème siècle auquel Agnès Gayraud consacra sa thèse et qu’elle évoque ici sous l’amusant surnom de « hater hyperbolique », convaincu qu’il était de la médiocrité intrinsèque du format pop. À l’austérité de la vision d’Adorno, elle en oppose une autre faite de rigueur mais aussi de bienveillance et de générosité. Une vision dépourvue de tout élitisme, qui brasse un spectre musical très large : du flamenco à la musique cajun, de Rihanna à La Nòvia, de Joni Mitchell à Method Man, de Van Halen à Kurt Weill. Les artistes ne sont pas cités ici en fonction de leur importance objective dans l’histoire de la musique, mais de ce qu’ils illustrent de la réflexion en cours. L’ouvrage brosse un portrait de la pop en l’abordant à travers des questions esthétiques, historiques ou plus techniques : ici la façon dont l’enregistrement (et non pas l’écriture elle-même) fixe une œuvre pop comme version canonique ; là le difficile équilibre entre quête de sincérité et soif de succès ; ailleurs le paradoxe illustré par la chanteuse de country Loretta Lynn dont les chansons se nourrissent de son histoire de fille de mineur alors même que le succès l’en éloigne (ou le « paradoxe du hillbilly » auquel se heurtent certaines œuvres folk et qui donne son titre à l’une des parties les plus intéressantes du livre). Les questions de l’authenticité, de la part de naïveté ou de cynisme, du rapport au progrès et à l’histoire même du format, sont quelques-unes des nombreuses facettes évoquées ici.

L’expérience de lecture de chacun dépendra évidemment de son propre lien avec les musiques évoquées ; ainsi votre matelote aura-t-elle particulièrement apprécié les références à ABBA qui reflètent son propre rapport ambivalent à leurs chansons. Chez un groupe longtemps considéré comme ringard puis remis plus tard au goût du jour, comment dissocier la part de nostalgie embarrassante liée à nos souvenirs d’enfance, et la part d’appréciation plus objective de leurs morceaux ? Quelques-uns, nous dit Agnès Gayraud, survivent au regard critique de l’adulte en conciliant les deux (et de citer « The Winner Takes It All » sur laquelle nous la rejoignons).

Désir de transmission

Mais trêve de digression. Ce que nous retiendrons de cet ouvrage peut-être encore plus que le reste, c’est cet enthousiasme qui nourrit constamment la réflexion. Une approche aussi éloignée de celle d’Adorno qu’on puisse imaginer : ici, jamais de haine ni de mépris, mais un amour profond pour la musique et un désir sincère de transmission. On quitte ce livre avec l’envie furieuse d’aller découvrir quantité de morceaux que nous ne connaissions pas (de Beyoncé à Teenage Fanclub), puis de relire les passages qui leur sont consacrés. C’est un livre vers lequel on reviendra, sans aucun doute. Pour y piocher des anecdotes, pour mieux y cerner la réflexion globale qui nous a un peu échappé en première lecture. Et pour se laisser gagner par ce plaisir, cet appétit de musique, qui imprègnent chaque phrase et ravivent un peu le nôtre.

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“Grant & I” (Robert Forster)

(Cet article est initialement paru sur Le Cargo.  Pour ceux que le sujet intéresserait, l’ensemble de mes chroniques pour le webzine est accessible ici.)

 

C’est l’histoire d’un groupe pour qui rien n’a marché – ainsi pourrait-on, en schématisant à peine, résumer Grant & I. Un groupe capable d’écrire des chansons inoubliables, de celles qui vous marquent à vie, mais qui, par malchance, par mauvaises décisions, par incapacité à se plier aux demandes absurdes de l’industrie musicale, n’a jamais obtenu le succès auquel il pouvait légitimement prétendre. À la sortie du best of Bellavista Terrace en 1999, Robert Forster ironisait déjà en écrivant : « Ce disque aurait dû s’appeler Greatest Hits, sauf que nous n’en avons jamais eu aucun. »

La lecture de Grant & I est teintée d’une tristesse diffuse. Parce que l’on sait très bien comment se termine l’histoire : par la mort soudaine de Grant McLennan en 2006, qui met un terme brutal à la carrière du groupe alors même qu’il semblait promis à une forme de renaissance, après s’être séparé une première fois puis reformé à l’aube des années 2000. Mais aussi parce qu’une profonde impression de gâchis imprègne le récit. Nous ne sommes pas ici dans une de ces success stories qu’affectionne tant la mythologie du rock, dans laquelle tout artiste aussi méritant qu’obstiné finit par obtenir gloire et reconnaissance. Ce que raconte Robert Forster à travers sa rencontre avec Grant McLennan et de la création des Go-Betweens, c’est le versant le plus tristement banal de l’histoire de la musique, celui que connaissent tant d’artistes de talent. Une suite de rendez-vous manqués, de coups de malchance, d’ambitions tâtonnantes, de galères financières et d’incompréhensions face aux exigences d’une industrie qui ne demande pas tant aux artistes de se montrer sincères que de rentrer dans un moule étroit censé garantir le succès.

Fondé en 1977 à Brisbane où Forster et McLennan se sont rencontrés étudiants, le groupe erre d’Australie en Europe, de Londres à New York et Paris, cherchant les occasions sans savoir comment les provoquer, se voit ballotté de label en label, se prend des murs et affine sa voix, ses voix plutôt : seul maître à bord au départ, Robert Forster est sincèrement surpris lorsque son ami, auquel il a lui-même appris à jouer, se révèle un songwriter précieux dont la patte complète magnifiquement la sienne. Dans un passage touchant, il s’étonne de voir soudain son vieux copain de fac pondre un superbe « Cattle and Cane » dont il ne l’imaginait pas capable, inspiré par son enfance dans la campagne australienne. Ses chansons dévoilent une mélancolie que personne ne lui connaissait.

Grant & I, dans sa première partie qui évoque la jeunesse de Robert Forster à Brisbane, commence par décevoir légèrement. On peine au départ à entrer dans le récit, sans bien savoir si cette barrière tient à l’écriture – élégante, ironique et souvent drôle, mais distanciée – et à nos attentes formatées par la lecture d’autres mémoires de musiciens, ou si c’est Forster lui-même qui cherche sa voix et la juste façon de retranscrire ses souvenirs. Lorsqu’il relate leurs premières galères dans le monde de la musique, on est parfois frustré de le voir entrer si peu dans les détails – s’il raconte au détour d’une phrase que Nick Cave et Rowland Howard, à l’époque de Birthday Party, ont été leurs colocataires à Londres, il change aussitôt de sujet sans développer.

On comprend ensuite que c’est là, précisément, la voix du Robert Forster que l’on admire tant, celui que l’imagerie du groupe a figé dans le rôle d’un dandy un peu précieux à la plume cynique et littéraire, là où Grant McLennan serait plus terrien, plus en phase avec ses émotions – une idée reçue que le livre vient balayer à plusieurs reprises. De la même manière que la voix de Patti Smith chuchote à notre oreille pendant la lecture de Just Kids, c’est bien le Robert Forster des Go-Betweens qu’on retrouve ici dans chaque mot. Et l’absence de glamour dont il pare les anecdotes, pour surprenante qu’elle soit, brosse un tableau très réaliste de ce que peut être la vie d’artistes pour qui le succès n’arrive jamais. On éprouve un pincement lorsqu’il évoque la tension des années londoniennes où le groupe ne peut jamais mettre la musique en pause pour prendre des vacances, car ils n’en ont pas les moyens financiers – alors qu’ils viennent de sortir Liberty Belle and The Black Diamond Express et préparent Tallulah, c’est-à-dire au moment où ils ateignent pleinement leur maturité créative. Toute aura mythique que l’on pourrait associer aux Go-Betweens se voit ici sérieusement mise à mal.

Peu à peu, nos réserves initiales se dissipent et le livre devient passionnant. Sans doute nos impressions de lecture seront-elles liées à notre relation personnelle avec la musique du groupe ; découvrir la petite histoire d’un album qu’on a usé jusqu’à la corde apporte toujours une perspective intéressante. Ainsi apprend-on que l’aspect bancal de Tallulah (album toutefois plus attachant que Forster ne semble le croire) témoigne de frictions avec des producteurs cherchant à imposer des choix qui contredisent ceux du groupe – nous sommes dans les années 80 où claviers et boîtes à rythme deviennent « le » passage obligé pour être dans le coup, sous peine de créer une musique perçue comme ringarde. On découvre également que Robert Forster a mis des années à être satisfait de 16 Lovers Lane (pourtant unanimement perçu comme leur album le plus incontournable) car sa pop mélodieuse était à des lieues des ambitions plus rock de leurs débuts. On en apprend davantage sur les interactions (et tensions) au sein du groupe, notamment avec la batteuse Lindy Morrison et la violoniste Amanda Brown qui deviendront respectivement les compagnes de Forster et de McLennan. L’origine ou le sens caché de bon nombre de chansons nous est dévoilé en cours de route – si le sublime « Quiet Heart » de Grant McLennan est adressé à Amanda Brown, tout imprégné de l’euphorie du début de leur romance, « Twin Layers of Lightning » évoque la relation de plus en plus orageuse entre Robert Forster et Lindy Morrison, qui se sépareront peu après.

La dernière partie du livre est peut-être la plus prenante, mais aussi la plus poignante. Quelque chose semble se dénouer dans l’écriture de Robert Forster, et une émotion nouvelle affleure entre les lignes. La séparation du groupe en 1989, pour évidente qu’elle ait semblé aux deux amis, fait voler en éclats le couple que formaient Grant McLennan et Amanda Brown ; lui ne s’en remettra jamais vraiment. Ce que Forster dépeint alors, c’est la fragilité qu’il découvre chez son partenaire, sujet dès lors à de profonds accès de dépression, mais aussi une intimité nouvelle entre eux ; ils étaient le genre d’amis qui partagent tout sans jamais vraiment se livrer. Tout ce qui suit, l’évocation de leurs carrières solo, de leur reformation grâce aux Inrockuptibles, des magnifiques albums qui naissent alors, se teinte d’une inquiétude constante pour Grant, presque une forme de tendresse, mêlée de cette sévérité que les vieux amis qui se connaissent par cœur ont parfois l’un pour l’autre.

Mais c’est aussi qu’à ce stade du récit, un compte à rebours est enclenché. Le lecteur et le narrateur le savent, mais pas les protagonistes : Grant McLennan n’a plus que quelques années à vivre. Les promesses qui s’ouvrent au début des années 2000, la reconnaissance d’un nouveau public, les albums peut-être encore plus beaux que ceux d’avant la séparation, tout ça prendra brutalement fin. Il n’y a plus de distance ici, rien que de la tristesse et cette impression, là encore, de gâchis. Grant McLennan qui était une figure élusive dans la première partie du livre prend alors une autre dimension, celle d’un homme qui a vécu dans une fuite en avant perpétuelle et qui s’est lentement, discrètement, autodétruit. Une image assez peu conforme à celle que l’on pouvait avoir du personnage – j’avoue avoir été stupéfaite, et un peu remuée, d’apprendre qu’au moment du concert en duo absolument magique de juin 1999 au Divan du Monde, où l’occasion me fut donnée, avec un groupe de fans, de discuter longuement avec Grant, il se trouvait en pleine dépression suite à une rupture, lui qui m’avait semblé alors si calme et si serein, si accueillant.

Grant & I est un livre avant tout réservé aux fans des Go-Betweens, qui donne une furieuse envie de se replonger dans leurs albums, même ceux qui nous ont moins convaincus de prime abord (pour ma part le troisième et dernier d’après la reformation, Oceans Apart). C’est une lecture qui demande un peu de persévérance dans sa première partie mais vous en récompense largement ensuite. Elle nous rappelle que l’histoire des Go-Betweens ne ressemble à aucune autre, aucune de celles que nous lisons dans les livres sur les mythes du rock – en même temps qu’elle ressemble à celle de beaucoup trop d’autres artistes qui se sont cassé les dents sur les réalités de l’industrie du disque. C’est peut-être aussi dans cette dimension-là, cette banalité un peu sordide, que le livre est le plus marquant. Ces mythes-là sont trompeurs et il est bon que des voix comme celle de Robert Forster viennent régulièrement nous le rappeler.

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